La Passion du Christ
et le mythe du Bouc Émissaire
«Dans les mythes, la
contagion irrésistible persuade les communautés unanimes que leurs
victimes sont coupables d'abord, divines ensuite...Dans les Évangiles
on retrouve... ce que la Bible a spectaculairement rejeté, la divinité
de la vicime collective. Les ressemblances entre le christianisme et
les mythes sont trop parfaites pour ne pas éveiller le soupçon d'une
rechute dans le mythique.»
Conscient de la fragilité des récits du Nouveau Testament, c'est
néanmoins grâce à eux que René Girard a fait venir au jour une
interprtation cohérente des systèmes victimaires qui régissent les
cultures:
«Les Évangiles révèlent tout ce dont les hommes ont besoin pour
comprendre leurs responsabilités dans toutes les violences de l'histoire
humaine et dans toutes les fausses religions» (
1).
Quatre récits de la Passion et quatre angles de vue différents, qui
forcément ne sont pas unanimes; il est clair que la contradiction
soulevée par l'anthropologue se retrouve au coeur même de ces
différences.
Le Procès vu par Luc
Jésus fut renvoyé d’une instance à une autre; Pilate et
Hérode, pas plus que le Sanhédrin n'avaient voulu le juger; il finit
par être cité devant le tribunal du peuple convoqué par Pilate; le
peuple et ses chefs tinrent lieu de jurés dans un procès au cours
duquel le préfet romain proclama quatre fois l' innocence du prévenu
(Lc 23:4,14,15,22) avant de le condamner à mort ! Cette “anomalie”
faisait partie d'un jeu de dérision subtile où, respectant les
institutions et le droit romain , on visait à faire perdre sa dignité
au condamné. Jésus fut avili dans son intégrité non seulement
physique par des sévices, mais aussi morale: le stratagème de le faire
condamner par le peuple qui l'avait jusque là suivi, avait
pleinement réussi. Ce stratagème, suggéré par les grands-prêtres,
avait été monté par le "renard" Hérode Antipas qui se réconcilia avec
Pilate sur le dos de Jésus (Lc 23:12) .
Fut invoquée la nécessité morale de libérer un prisonnier le jour de
la Pâque, jour de libération; fut choisi un émeutier-meurtrier qui de
plus portait le nom de Barabbas signifiant Fils du Père . Tout cela ne
faisait qu'ajouter à l'humiliation recherchée. (cf Lc 23,17-19 D05).
Pilate décida de faire flageller Jésus pour le relâcher ensuite. Mais
aux cris de la foule il se ravisa et condamna le supplicié à mort. Il
enfreignait la loi romaine en imposant deux châtiments successifs à un
condamné, en libérant un meurtrier et en condamnant un innocent.
Triple "erreur" judiciaire.
Sur le linceul de Turin ont été dénombrées près de 120 traces du
flagellum romain à osselets et double lanières, ce qui revient à près
de 60 coups de fouet quand la loi hébraïque n'en prescrivait que 40
pour ne pas imposer la mort au supplicié. Si Jésus ne s'en était pas
relevé Pilate n'aurait pas eu à le condamner à mort de manière
officielle.
Loin d' innocenter les coupables, Luc
rapportait les faits dans leur crudité mais
de manière assez sobre pour ne pas se rendre complice du meurtre.
Somme toute ce procès qui respectait les institutions avait tout de
la parodie.
L'innocence de Jésus fut ensuite clairement énoncée par un des
larrons, et par le centurion qui le reconnaissait "juste".
En mettant en relief l' innocence du condamné, l'évangéliste se
démarquait du mouvement de foule qui tendait à faire de Jésus un
bouc émissaire.
Il convient de noter , que la parole prêtée à Jésus et tendant à
innocenter ses bourreaux: «Père
pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font» est
très certainement apocryphe; en effet elle n'est
que dans une partie des manuscrits et non les plus importants; ce
n'est pas l'inconscience qui peut conduire un bourreau au repentir
ou au pardon.
Réhabilitation par Marc
Dans son récit Marc n’a fait état, nulle part, de l'innocence
du condamné, mais il y manifestait la volonté d'atténuer certains
aspects sombres ou scabreux:
- Il n’y aurait pas eu de réel procès, Pilate se contentant de
satisfaire en un jour de fête à la foule qui, venue de son propre
mouvement, ne constituait pas une instance légale mais une force de
pression.
- L’idée d’invoquer le jour de la Pâque pour demander une
libération était vue comme une coutume à laquelle le gouvernant en
place était tenu de se plier. Derrière elle, Pilate pouvait
s'abriter pour s'innocenter . Mais les documents à l'appui faisant
défaut, cette pratique a été suspectée et mise en doute.
- L’idée de demander la grâce de Barabbas ne venait pas de la
foule mais des grands-prêtres qui la manipulaient et Barabbas, pour
avoir été pris avec d’autres, ne portait pas à lui seul la
responsabilité du meurtre qui lui était reproché. Sa libération
pouvait ainsi paraître moins extravagante.
- Tout au long Jésus semblait ne pas vouloir se défendre, comme
s’il avait souhaité que les choses se déroulent ainsi. Il était la
rançon versée en contrepartie de la libération du premier racheté,
Barabbas, puisqu'il avait lui-même déclaré:
“le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour
servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup”. Mc 10:45
Cette lecture des évènements a été adoptée de façon assez
générale voire populaire:
“La signification de
Barabbas fils du Père peut faire penser que Jésus prenait la
place des enfants du Père céleste pour en subir la colère,
conséquence du péché. Le symbole est fort, car c'est Dieu lui-même
qui reçoit cette malédiction à notre place.” (Wikipedia).
Pour permettre de voir en Barrabas le premier du peuple à avoir été
racheté par Jésus, Marc aurait estompé les responsabilités : Antipas
tenu à l'écart, Pilate abrité derrière une coutume, le peuple
manipulé, restaient en liste les grands-prêtres qui avaient tout
organisé.
- C'est alors que débutait le processus de
divinisation mythique de la victime, dénoncée en introduction,
puisque selon Marc le centurion romain, un païen, aurait dit en
voyant Jésus mourir: «En vérité
cet homme était fils de Dieu».
Matthieu et le Sacré
Tout en s'alignant sur Marc , Matthieu chercha à innocenter non point
Jésus mais Pilate
- Celui-ci, après avoir lui-même proposé le choix entre Jésus et
Barabbas s'en serait remis à une puissance supérieure, spirituelle
mais anonyme, rendue présente à travers le rêve de sa femme. Il n'était
pa dominé seulement par le devoir de respecter une coutume mais par une
référence à une puissance invisible.
- Pour ne pas avoir à porter la responsabilité de la mort de Jésus,
tout en donnant satisfaction à la foule, Pilate se lava les mains dans
un geste d’innocentement de lui-même, comme le faisaient à l'entrée de
leurs cryptes les fidèles du culte de Mithra qui comptaient beaucoup de
légionnaires dans leurs rangs.
- La foule se serait alors anathématisée en demandant que le sang
de Jésus retombât non seulement sur elle mais sur ses enfants. Écrivant
après 70, Matthieu souhaitait montrer que l'attitude du peuple avait
attiré sa ruine. Ainsi innocentait-il Rome dans la guerre contre les
Juifs.
Jean
A l'instar de Luc l'innocence de Jésus était clairement
énoncée en Jean, par Pilate et à trois reprises (Jn 18:38, 19:4,6). Le
préfet proposant de le libérer, en respect des usages de la fête de la
Pâque, le peuple lui demanda de relâcher Barrabas.
Mais si l'innocence du condamné était affirmée, les culpabilités
furent très atténuées par l'évangéliste:
C'est par fidélité à la Torah, que les grands-prêtres auraient été
tenus de faire condamner Jésus.
Antipas n'était pas nommé.
Pilate était placé devant un problème insoluble, autant philosophique
que politique: qu'est-ce que la Vérité?
Le peuple ne souhaitait pas subir une nouvelle répression du pouvoir
romain en manifestant sa loyauté envers Jésus.
Jean qui entrevoyait dan la mort du Christ la naissance de l'Église
reporta sur Caïphe la pensée de faire de Jésus un bouc émissaire: Il
est avantageux qu'un seul meurt pour le peuple et que la nation ne
périsse toute entière. Conscient du problème posé, il prêtait
au grand-prêtre une «fausse prophétie».
Conclusion
“Les mythes reposent sur
une persécution unanime; le judaïsme et le Christianisme détruisent
cette unanimité pour défendre les victimes injustement condamnées,
pour condamner les bourreaux injustement légitimés”.
Ce propos de René Girard est vrai de l'évangile de Luc qui affirmait
avoir, lui-même, tout "accompagné de près". Écrivant à l'intention de
Théophile (le grand-prêtre en fonction de 37 à 41?), il visait
vraisemblablement une réhabilitation de la personne de Jésus,
injustement condamné à mort et crucifié.
Les intentions des trois autres évangélistes n'allaient pas dans ce
sens. Habitées des réflexions faites a-posteriori sur le salut apporté
par le Christ, elles visaient dans le récit de la Passion le drame
liturgique, indépendamment d'une stricte historicité des faits. Ce
faisant, elles rejoignaient inconsciemment le mythe pointé du doigt
par l'anthropologue.
Cette constatation est à joindre aux arguments présentés en faveur
d'une datation haute de l'évangile de Luc qui, témoin
des événements, les consigna avec une grande fiabilité (ou «ἀσφάλεια»
).
1- René Girard, Je vois Satan tomber comme
l'éclair, Grasset1999,p 16é,168