L’ ÉCONOMIE DU SALUT,
rachat, rançon et délivrance
La notion biblique du rachat s'est développée à partir de l' expérience
du rapt dont beaucoup faisaient l'objet; rançon était versée pour sortir
un proche de l'esclavage. Racheter sa propre vie à Dieu était une
manière d'en exprimer la valeur; cet acte fit partie des prescriptions
de la Loi. De la valeur financière on en vint à une image spirituelle
et les Prophètes magnifièrent en Dieu le rédempteur du peuple; si
sous ses différents sens et son évolution, le terme s'est retrouvé en
Luc, il prit avec l'épître aux Hébreux un accent particulier qui est au
coeur de la spiritualité chrétienne.
Termes grecs
1. lutron ou antilutron = montant d'une rançon, prix du rachat d'un
captif,
2. lutrôtês = le racheteur d'un captif, son rédempteur, (hebr: goël).
3. lutroô (antilutroô) , au moyen + accusatif = payer, pour soi, la
rançon de.
4. lutrôsis = action de racheter de payer la rançon.
5. apolutrôsis = délivrance après le paiement d'une rançon.
Torah et Prophètes
Divers cas de rachat :
- Un Israélite devenu esclave d'un maître non Juif pouvait lui être
racheté par un proche-parent sinon par une personne de son clan (
1)
.
- Une propriété, pour ne pas sortir du patrimoine ancestral, devait être
rachetée par un proche. (
2)
Le Rachat des Premiers-nés
D’où vient que les Hébreux aient été amenés à racheter à Dieu leurs
premiers-nés ?
Si consacrer les premiers-nés à une divinité était une pratique
ancestrale, en Canaan ils étaient livrés au feu du Moloch.
Pharaon faisait mettre à mort les nouveaux-nés des Hébreux et comme il
ne voulait pas les laisser sortir d'Égypte, les premiers-nés de son
peuple moururent sous la main de l'ange exterminateur; il avait fallu en
arriver jusque là pour infléchir Pharaon! En dédommagement de la perte
de ces premiers-nés des égyptiens, Dieu se consacra dans le peuple sorti
d'Egypte tous les premiers nés de l’homme et du bétail; mais comme ne
furent agréés pour son service que les Lévites (Nb 3,13), tous les
premiers-nés des autres tribus durent lui être rachetés un mois après
leur naissance (
3) par un versement, aux
prêtres, de 5 sicles d'argent (
4). non seulement ce
rachat se pratique encore mais les premiers-nés jeûnent avant Pessah en
rappel de la mort des enfants égyptiens. La libération octroyée par Dieu
avait eu un coût qui s'est répercuté de générations en générations.
La redevance au temple
A cette pratique s'en rajoute une autre: lors des recensements tout
homme à partir de 20 ans devait acquitter une redevance en “rançon” de
la vie reçue de Dieu ( Ex 30, 11-16) et sous Esdras cette redevance
d’une didrachme devint annuelle.
Payer une redevance en rançon de sa vie manifestait que la vie reçue de
Dieu était un bien et avait une valeur. A travers elle s'affirmait
l'identité et l'appartenance au peuple.
Isaïe et le Goël d'Israël
Isaïe a usé de la notion de rachat, présentant Dieu lui-même comme le
“Goël” d'Israël (Is 49,7) ou “celui qui te rachète, c'est le Saint
d'Israël” Is 44,14, “c'est le Roi d'Israël” (Is 44,6). Le verbe, était
associé à sauver (Is 49,26). Dieu qui avait déjà délivré Israël du
milieu des Egyptiens, reformait son peuple dispersé parmi les nations,
comme un proche aurait payé pour racheter son parent en esclavage. D'une
manière subtile le prophète laissait entendre que Dieu et Israël étaient
des proches parents ou de même race. N'était spécifié ni à qui était
fait ce rachat ni la rançon versée, l'expression étant à lire de manière
allégorique ou imagée. Elle est passée dans la prière des Psaumes (à
moins que ce ne soit l'inverse): Isaïe eut recours à la notion de
rachat, présentant Dieu lui-même comme le “Goël” d'Israël (Is 49,7) ou
“celui qui te rachète, c'est le Saint d'Israël” Is 44,14, “c'est le Roi
d'Israël” (Is 44,6). Le verbe, était associé à sauver"Abondant le rachat
auprès de lui: Il rachète Israel de toutes ses fautes ... de ses
angoisses...Il rachète la vie de ses serviteurs" (
5)
Nouveau Testament
Dans le Nouveau-Testament, ce thème du “rachat” a connu des fortunes
diverses .
Luc et Actes :
Les emplois du terme en Luc reflètent le sens biblique et son évolution
vers l'allégorie
Zacharie s'exclamait que Dieu ait “dénombré et accompli un rachat
(lutrôsin) pour son peuple (Lc 1,68) , tandis qu'Anne était avec ceux
qui attendaient leur rachat (lutrôsin) dans Jérusalem (Lc 2,38D05). Il
s’agirait dans les deux cas du rachat prévu par la Torah lors des
dénombrements car une relation est à faire avec l'enregistrement de
personnes qui eut lieu sous le gouvernement de Quirinius en une année
qui, parce qu'elle était sabbatique, suscitait l'espoir d'une délivrance
pour ceux qui étaient dans une situation d'esclave.
• “Relevez la tête car votre délivrance (apolutrôsin) est proche” (Lc
21:28); cette parole suit l'annonce de la venue du Fils de l'homme sur
la nuée; elle serait à lire en fonction d’un verset précédent: par votre
persévérance gagnez vos vies (Lc 21:19). La vie a un coût; elle vaut
d'être gagnée - les terme appartient au vocabulaire économique - par la
persévérance de chacun. Et cette persévérance devrait se voir
récompensée par la délivrance octroyée avec la venue du Fils de homme.
On est proche du sens biblique qui valorise la vie octroyée par Dieu en
obligeant à son rachat.
Kléopas qui attendait que Jésus délivrât le peuple du joug Romain disait
de lui: “Et nous qui espérions qu'il était celui qui allait payer la
rançon (lutrousthai) d'Israël” Lc 24,21. Alors qu’Isaïe voyait en Dieu
le Goël d’Israël, Kléopas reportait ce rôle sur le Christ se rattachant
en cela aux mouvements messianiques. Ce verset serait à rapprocher
notamment du discours d’ Etienne qui considérait Moïse comme un
rédempteur envoyé par Dieu à Israël (Ac 7,35). Ce titre avec un certain
nombre d’autres, était passé de Dieu au Messie attendu, comme le
manifestent les manuscrits de la Mer Morte.
L' Epître aux Hébreux
L'auteur de l'épître donnait au Christ le titre d'arbitre de l'alliance
(ou médiateur) consenti à Moïse et il voyait en lui le rédempteur:
“Voilà pourquoi il est arbitre d'une alliance nouvelle, d'un testament
nouveau, sa mort étant intervenue pour la délivrance (apolutrôsis) des
transgressions commises sous la première alliance...” He 9,15.
Le Christ était le rédempteur du peuple issu d'Abraham. Puisqu'il
octroyait le rachat par son propre sang, sa mort constituait la rançon
versée. L'auteur de l'épître recherchait des comparaisons concrètes. La
mort des premiers-nés des Égyptiens, qui avait octroyé aux Hébreux leur
délivrance, était sous-jacente à sa réflexion. En effet il qualifiait
Jésus de “premier-né” et sous le rachat octroyé par son sang,
transparaissait en filigrane la mort des enfants innocents. Cette mort
ne pouvant être agréée de Dieu, en réparation ou dédommagement, les
Lévites lui furent consacrés. C'est peut-être une des raisons qui amena
l'auteur à voir en Jésus le Grand-Prêtre consacré à Dieu, réparant
auprès de lui pour sa propre mort:
“le Christ est survenu grand-prêtre des biens déjà présents...et par son
propre sang il est entré une fois pour toutes dans le Sanctuaire
procurant un rachat (lutrôsis) définitif ” (He 9,11-12).
Épîtres de Paul
La théologie de l'épître aux Hébreux s'offrait à lui et Paul n'avait pas
cherché à l'étayer ni à la justifier; elle revenait simplement sous sa
plume comme un leitmotiv et de manière éparpillée. Il avait ignoré
lutrôsis et gardé apolutrôsis: “En lui nous avons la délivrance par son
sang” (Eph 1,7); ailleurs apolutrôsis n’était pas directement associé à
la mort sacrificielle mais au pardon des péchés et à la délivrance
finale (cf Rm 3,24; 8,23; 1Co1,30; Col 1,14 Eph 1,14; 4,30) avec le sens
qui affleurait chez Isaïe et chez Luc. Il se situait au niveau de
l'allégorie et de l'image spirituelle, sans se référer au livre de
l'Exode .
Sinon, la notion de rançon apparaît dans la première épître à Timothée
comme une tradition déjà ancrée dans la communauté chrétienne et
directement issue de l'épître aux Hébreux:
“Car il n'y a qu'un seul Dieu, et un seul médiateur entre Dieu et les
hommes,Christ Jésus qui s'est donné en rançon (antilutron) pour tous.
Tel est le témoignage qui fut rendu au temps fixé et pour lequel j'ai
été établi héraut et apôtre, docteur des nations dans la foi et la
vérité.” I Ti 2, 5-7
Mesitês, est pris ici dans le sens figuré de médiateur alors qu’il a
dans l’épître le sens technique d’arbitre de l’Alliance.
Est-ce en raison de son appartenance Pharisienen que Paul s'était refusé
à conférer au Christ le titre de grand-prêtre, ne s'étant pas laissé
convaincre par le raisonnement sur l'ordre de Melchisédek tenu par
Barnabé? C'est bien plus par sa résurrection glorieuse que, selon lui,
le Christ réparait auprès de Dieu pour sa propre mort.
Marc et Matthieu
Le thème du rachat est également en Marc (suivi en cela par Matthieu):
“Le Fils de l'homme est venu non pour être servi mais pour servir et
donner sa vie en rançon (lutron) pour beaucoup.” (Mc 10,45, Mt 20,28).
Ainsi Jésus serait mort selon le dessein pré-établi, par Dieu, de le
donner en rançon pour la multitude. Mais cette seconde partie de la
phrase, qui n’est pas chez Luc, a été considérée comme un ajout aux
propos de Jésus. A vrai dire, le paragraphe tout entier a été sorti par
Marc du contexte du repas de la Cène où il rouvait une application
concrète puisque la notion de service (diakonos) était dépendante de
l’intendance du repas. Avec le développemnt de la communauté, diakonos
prit un sens plus large jusqu'à désigner ceux qui épaulèrent les Apôtres
dans leur ministère. Marc répercuta dans son évangile cet élargissement
du sens ; idem du terme rachat, qu'il sortait de son contexte purement
économique. Par ailleurs la bénédiction sur la coupe lors de la Cène
aurait été , selon lui, accompagnée de ces mots:
"Ceci est mon sang de l'Alliance, le [sang] versé pour beaucoup" Marc
14:22-24.
Cette phrase avait un parallèle dans l'épître aux Hébreux.
“Ceci le sang de l'Alliance que Dieu a ordonnée pour vous” He 9:20
Jean
Le rachat n’est pas en Jean, tant le terme que la notion qu’il véhicule,
à moins qu’il ne faille y rattacher ce dessein de livrer un seul homme
pour que la nation ne périsse toute entière. Cette parole était prêtée à
deux reprises au grand-prêtre Caïphe que Jean pourrait avoir considéré
comme un (faux?) prophète. Cherchant à donner à la mort de Jésus un sens
qui ne soit pas expiatoire, il entrevoyait à travers sa Passion une
nouvelle naissance, celle de l’Eglise en continuité avec la nouvelle
alliance de la prédication Paulinienne.
Conclusion
S'est posée la question de savoir à qui le Christ avait versé la rançon
de sa vie; le parallèle avec le livre de L'Exode, amènerait à conclure
que c'est à Dieu; il faut en effet garder en arrière-fond l'épisode de
la mort des premiers-nés des Égyptiens qui valut au Hébreux leur
libération tandis que la consécration des Lévites répara pour leur
mort. Dans cette ligne de pensée, la mort de l'Innocent qu'était Jésus,
acquit aux pécheurs leur délivrance et sa consécration comme
grand-prêtre, répara auprès de Dieu pour sa propre mort.
La mort des enfants Égyptiens n'était pas un désir de Dieu, mais
l'endurcissement de Pharaon la rendit inévitable.
Toutefois les auteurs du Nouveau Testament ont laissé entrevoir une
vie donnée en rançon à celui qui possédait le pouvoir sur la mort, (He
2:14) parce qu'il n'avait aucun pouvoir sur le Christ (R 6:9). Ils
étaient solidaires de l'assemblée de Pentecôte qui lisait dans la mort
du Christ un dessein divin (Ac 2:23 et 4:28) et cette solidarité les
amena à magnifier l'obéissance du Christ au Père.
1 lutrôsis Lv 25,47-55)
2 Lv 25,25-34
3 Ex 13,2-3,13-16;22,28; 34,20;Nb 18,15
4 Nb 3,11-13, 41; 8,16-18, 18,16
5 Ps 25,22, 130,7-8, 34,23; et encore 18,15;
78,35