L'évangéliste Saint Jean: Mort et Renaissance
Dans le rapprochement de ces quelques thèmes fondamentaux de
l'oeuvre, plusieurs aspects de la personnalité spirituelle de
l'évangéliste se dégagent.
Naître de nouveau
- Naître, renaître, naître de nouveau , c'était là une pensée
propre à Jean qu' on ne trouve pas chez d'autres auteurs du Nouveau
Testament. Comme il en a beaucoup développé l'image, est-ce que cela
ne renseignerait pas sur lui?
-
- Sur les lèvres de Nicodème montait cette remarque:
- « Comment un homme peut-il
être engendré étant vieux? Peut-il une seconde fois entrer dans le
sein de sa mère et naître? ».Jn 3,4
- D'où cette pensée était-elle venue à Nicodème? N'avait-il pas peur
de paraître insensé ou sot en posant cette question? L'épisode est
tellement connu qu'il ne surprend plus; mais à y regarder d'un peu
plus près n'est-il pas déconcertant?
- En fait Jésus venait de dire à Nicodème qu'on ne pouvait voir la
Royauté de Dieu sans "naître d'en Haut". L'expression en grec
peut se traduire aussi "naître à nouveau", et c'est
apparemment ce qu'aurait interprété Nicodème. Il aurait compris que
Jésus l'invitait à re-naître s'il voulait entrer dans la
royauté de Dieu. Il aurait en quelque sorte interprété les paroles
de Jésus selon l'adage familier: va voir ta mère qu'elle te refasse!
- Or dans la pensée de Jésus il s'agissait de "naître d'en-Haut", et
Nicodème, un lettré, aurait dû comprendre d'emblée ce dont Jésus
parlait.
- Le début de leur dialogue repose donc sur un "malentendu" ; et
celui-ci s'explique par un jeu de mots en Grec; l' Hébreu et
l'Araméen n'offrent rien de similaire. Dans ces langues comme dans
la nôtre la répartie de Nicodème n'est pas vraiment intelligible.
- Comment Nicodème et Jésus qui étaient tous deux des Juifs, des
Juifs pieux, se seraient-ils parlé en Grec? Ce serait pour le moins
étonnant! Il faudrait donc admettre que ce début de dialogue ne
serait pas le récit fidèle d'un évènement vécu mais une composition
littéraire de l'évangéliste qui rédigeait à ce moment là en Grec; la
question très étrange de Nicodème répondait à un procédé d'écriture
qui devait servir à mettre en relief les paroles de Jésus .
- Dans ses Epîtres, Jean s'est à nouveau servi de l'expression avec
“naître ”, mais sous la forme “naître de Dieu”, ce qui revient au
même; elle y apparaît même 9 fois! Jean se servait de cette
métaphore pour traduire la relation entre Dieu et les disciples de
Jésus. Il ne craignait certes pas l'anthropomorphisme puisqu'il
prêtait à Dieu une semence (sperma):
- "Quiconque est engendré de Dieu ne fait pas
de péché parce que Sa semence demeure en lui; et il ne peut pas
pécher parce qu'il a été engendré de Lui." 1Jn3,9.
- Une image presque surréaliste, au point que pour ne pas choquer,
les traducteurs ont préféré au mot "semence" ou "sperme" celui de
"parole" ou de "puissance de vie"; en effet "être engendré de Dieu"
ne s'entend-t-il pas du Christ lui-même et d'aucun autre?
- Ainsi se décèle dans les écrits de Jean le désir de pouvoir se
dire "engendré de Dieu".
-
Filiation adoptive
- Comparativement Paul a beaucoup parlé dans ses épîtres de la
vocation à devenir "fils du Père". Il parlait de filiation adoptive
par Jésus Christ (Eph 1,5). Dans le monde romain l'adoption était à
l'honneur, et les empereurs adoptaient leur successeur qui prenait
rang de fils légitime. Le fils adoptif avait à se prononcer sur son
adoption, et il possédait les mêmes droits qu'un véritable fils. Il
s'agissait pour Paul d'une réalité objective d'ordre spirituel,
aussi concrète par exemple que le pardon de Dieu. Dès ce monde la
conscience d'être appelé à la filiation divine, selon une filiation
adoptive, pouvait être vécue comme une expérience spirituelle
authentique.
Ecrivant après Paul, qu'est-ce qui a pu pousser Jean à envisager
d'avoir à “naître de Dieu” à l'image du Christ? La filiation
adoptive lui paraissait-elle insuffisante ou incomplète? Est-ce sa
nature humaine qui lui était à charge? Et pour "naître de Dieu" ,
ne fallait-il pas auparavant mourir? Or justement, Jean qui a
beaucoup développé dans son euvre l'image de l'engendrement et de
la naissance, n'a pas manqué de l'y associer à la mort...
-
- Les douleurs de l'enfantement
-
- A deux reprises Il s'est servi de l'image de la femme prise dans
les douleurs de l'enfantement. Avant lui, le prophète Isaïe avait
comparé à une femme accouchant, le peuple en train de crier vers
Dieu pour qu'il l'exauce (Is26/16-17). Mais chez Jean l'effet
littéraire est d'un autre ordre.
"Elle était enceinte et criait dans le travail et
les douleurs de l'enfantement...Le dragon se posta devant la femme
sur le point d'enfanter pour dévorer l'enfant lorsqu'elle l'aurait
enfanté...Et son enfant fut enlevé auprès de Dieu...et la femme
s'enfuit au désert..." Ap 12,2-6
Ce tableau de l'Apocalypse hante la mémoire chrétienne, puisqu'on y a
vu l' llustration des épreuves de l'église naissante martyrisée par
les descendants d'Hérode. Le dragon aux sept têtes couronnées
symboliserait les sept souverains de la dynastie Hérodienne. Sa
présence devant la femme rendait l'accouchement aussi terrorisant pour
elle que pour l'enfant.
Une seconde image de l'accouchement douloureux apparaît cette fois
dans l'évangile
«Un peu et vous ne me verrez plus; encore un peu
et vous me verrez; amen amen je vous dis: vous pleurerez et vous
lamenterez, et le monde se réjouira, vous serez dans l'angoisse mais
votre angoisse se changera en joie; la femme sur le point d'enfanter
est dans l'angoisse, car son heure est venue. Quand l'enfant est né,
elle ne se souvient plus de son affliction dans la joie qu'un être
humain soit venu au monde»Jn 16,20-21.
L'accouchement n'était apparemment qu' un mauvais moment à passer
vite effacé par la joie d'un nouveau-né. Toutefois replacé dans son
contexte littéraire, ce verset n'est pas déchargé d'angoisse. Par
l'épreuve de la naissance Jean illustrait en fait le désarroi que les
disciples allaient ressentir suite à l'absence du Christ après sa
crucifixion; il allait disparaître puis réapparaître. Certes à leur
affliction ferait suite la joie de la résurrection, mais il faudrait
vivre auparavant l'horreur de sa mort. Dans le parallèle qu'il
faisait, Jean superposait l'image de la femme en train d'accoucher à
celle de la crucifixion. La naissance serait-elle aussi terrible à
vivre que la mort, et la mort la plus ignomigneuse? Ce parallèle
quelque peu déconcertant n'était-il pas excessif? A moins que par sa
naissance il ait procuré la mort de sa mère?
Sublimation de la Croix
Or en donnant sa version de la crucifixion, Jean y a associé des
symboles à travers lesquels les Pères ont lu la naissance de l'Eglise:
Du côté de Jésus sortirent du sang et de l'eau, une image de
l'humanité nouvelle issue du coeur aimant de Dieu, nouvelle Eve sortie
du côté du nouvel Adam. Marie au pied de la croix recevait des lèvres
de Jésus un nouveau fils, le disciple bien aimé, qui était à ses
côtés. Elle devenait ainsi la mère de chaque croyant engendré à la vie
spirituelle. Or pour cela il "fallait" la mort de Jésus. Le sens
spirituel que Jean donnait au tableau de la croix reposait sur la mort
du Christ comme source de vie. Par elle naîssait l'Eglise. Ainsi Jean
en associant étroitement l'image de la naissance à celle de la mort
faisait de la mort le réservoir, la source de la vie. Il dédramatisait
la mort et lui assignait un sens spirituel; parallèlement la naissance
qui est un acte essentiellement humain et concret devenait sous sa
plume métaphore spirituelle.
Expérience de la mort?
- Parvenant à ce noeud où la pensée pressent la contradiction, on
peut se demander si Jean n' avait pas connu une expérience de mort
suivie d'un retour à la vie. Puisque pour lui, la mort c'était
essentiellement le don de la vie, n'avait-il pas fait lui-même une
expérience approchante? Se serait-il endormi dans la mort pour
revenir à la vie? Et si cela avait été, ne serait-ce pas Jésus en
personne qui l'aurait ramené à la vie?
- De nombreuses phrases émaillant son texte mêlant vie et éternité
présentent Jésus comme Celui qui appelle à la vie.
"Comme le Père relève les morts et les fait vivre,
le Fils lui aussi fait vivre qui il veut...Comme le Père possède
la vie en lui-même ainsi a-t-il donné au Fils de posséder la vie
en lui-même"Jn5/21,23
"En vérité, en vérité je vous le dis, celui qui
écoute ma parole et croit en Celui qui m'a envoyé a la vie
éternelle; il ne vient pas en jugement mais il est passé de la
mort à la vie". Jn5,24
"Si quelqu'un garde ma parole il ne goûtera jamais
la mort" Jn8/52
"je suis la Résurrection et la vie; celui qui croit
en moi, même s'il meurt vivra; et quiconque vit et croit en moi ne
mourra jamais".
Jésus apparaît dans ces versets comme celui qui fait revivre les
humains. Il n'est pas dit que cela allait être réalisé dans le monde
futur; le monde présent semblait être concerné.
- Il y a aussi chez Jean cette image de deux morts:
- " le vainqueur ne souffrira nullement de la
seconde mort" Ap 2,11
- “heureux et saints ceux qui ont part à la première
résurrection; sur eux la seconde mort n'a pas d'emprise”.
Ap 20;6.
- Deux morts et deux résurrections, à quoi Jean faisait-il allusion?
- Au verset suivant par un ajout ultérieur on a tenté d'y donner
réponse:
- “l'étang de feu voilà la seconde mort”
Ap 20,14. c'était un calque de cet autre verset: “quant
aux lâches...leur part se trouve dans l'étang embrasé de feu et
de soufre: c'est la seconde mort”.
Ap21,8. Si ces versets disent quelque chose sur la première
et la seconde mort, ils ne disent rien sur la première et la seconde
résurrection. De quoi Jean parlait-il au juste? Il est le seul
auteur biblique à parler de deux morts , la seconde seule étant
définitive. Ne se serait-il pas implicitement reporté à son
expérience propre? Car s'il avait connu la mort, il pouvait craindre
de la connaître une seconde fois. Le plus étrange c'est qu' il
passait pour quelqu'un qui peut-être ne mourrait pas, car Jésus
aurait dit à Pierre sur lui:
- «"Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je
vienne, que t'importe? Toi suis-moi!" C'est à partir de cette
parole qu'on a répété parmi les frères que ce disciple ne mourrait
pas" » Jn21/22-23...
-
Le jeune homme de Naïn
Au cours de son année de ministère Jésus a ramené des personnes à la
vie. Parmi elles sait-on ce qu'est devenu le jeune homme de Naïn qu'on
menait en terre et que Jésus ressuscita alors que le cortège funèbre
atteignait la porte de la ville? Jésus lui avait dit: “jeune
homme, jeune homme , je te dis, éveille-toi !” Lc 7,14
Il faut ici lire ce que Françoise Dolto écrivait sur ce récit
évangélique de la résurrection du fils unique d'une femme veuve:
"C'est à sa liberté d'homme que cette voix mâle, lucide,calme et
ferme l'a éveillé. Dans la mort il l'arrache à l'appel qu'il entendait
de son père; ce père dont la voix avait résonné à ses oreilles dans sa
jeune enfance était son moi idéal. Par la mort en quittant sa mère,
c'est son père qu'il allait retrouver(p.89)...Jésus est Père; qui me
voit voit le Père. Il est père de toute l'humanité; en lui se trouve
le Père, c'est à dire le génie paternel, l'essence génitrice (F.
Dolto, l'évangile au risque de la psychanalyse p104 ).
- Par sa parole paternelle, Jésus ressuscita ce jeune homme mort, et
vraiment mort (le verbe est au parfait). Revenu à la vie, il le
donna à sa mère. Jésus "donna" est il écrit et non "redonna" comme
dans l'épisode de l'enfant épileptique où Jésus "redonna" l'enfant à
son père (Lc 9,42). C'est donc à une vie nouvelle que Jésus
l'appelait. Ce jeune homme de Naïn ne vécut pas seulement une
guérison ou un réveil mais une nouvelle vie.
- Il donna le jeune homme "à la mère de lui"; mais la mère de qui au
juste? celle du jeune homme évidemment! Toutefois ce don filial
n'est pas sans évoquer le don du disciple bien aimé à la mère de
Jésus debout au pied de la croix dans l'évangile de Jean, selon
cette parole "voici ton fils". N' y aurait-il pas une sorte
d'accointance entre les deux épisodes?
-
Le Féminin
Françoise Dolto discernait dans la relation du jeune homme à sa mère
veuve, des éléments susceptibles de le conduire à la mort. En revenant
à la vie, ce jeune homme en recherche de père, n'allait-il pas devoir
observer vis à vis de sa mère une séparation nécessaire? Donné à sa
mère et non "redonné", une nouvelle relation allait s'instaurer entre
eux.
Corrélativement se laisse percevoir dans l'évangile de Jean une
distance par rapport au monde, à la naissance, à la mère et au
féminin. L'explication d'une emprise maternelle dont il aurait cherché
à se défaire trouve une résonnance dans certains de ses versets.
- Se retirer du monde
- “Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs parce qu'ils
ne sont pas du monde comme moi je ne suis pas du monde” Jn17/14.
-
Engendrement dans le péché
- Le verbe gennaô revient dix-huit fois dans cet évangile toujours
sous la forme passive pour dire "être engendré" c'est-à-dire
"naître" : naître de la chair et du sang(Jn 1,13; 3,6); naître de la
fornication (Jn 8,41) ou dans le péché (Jn 9,2,34); naître aveugle
(Jn 9,2,19,20,32). L' aveugle serait issu d'une faute, si par son
moyen, les oeuvres de Dieu ne pouvaient être manifestées (Jn 9,3).
L'humain est donc toujours engendré dans une nature pécheresse.
- Est-ce pour cette raison là que Jean n'aurait rien dit des
origines familiales de Jean-Baptiste? Rien sur son ascendance
sacerdotale; rien sur ses liens de parenté avec Jésus; rien non plus
sur sa mort. Jean Baptiste était un envoyé de Dieu (Jn3,28).
- Jésus, quant à lui directement, venait du ciel (Jn3/13,31). Et
s'il était né, c'était pour témoigner de la vérité (Jn 18,37).
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- Distance d'avec la mère
- Ti emoi kai soi gunai : Quoi à toi et à moi, femme? Jn 2/4
- Une parole âpre placée sur les lèvres de Jésus à l'intention de sa
mère. Cette même phrase en Luc exprime la rébellion de l'esprit
d'impureté contre Jésus: "quoi à toi et à nous ? Jésus le nazarénien
es tu venu ici nous perdre ? (Lc 4,33); l'esprit dénonçait tout
rapport de soumission à Jésus.
- En reprenant cette phrase , Jean ne cherchait-il pas à imprimer
plus qu'une distance, une différence de nature entre la mère et le
Fils?
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- Se distancer de la femme
- mê mou aptou: Ne me touche pas ! Jean 20/17
- Défense faite par Jésus à Marie de Magadala au matin de sa
Résurrection , alors qu'il allait permettre à Thomas de toucher ses
mains et son côté. Cette réaction abrupte ne se trouve qu'en Jean;
en Matthieu, les femmes à qui Jésus apparaissait au retour du
tombeau s'étaient saisies de ses pieds sans qu'il les repousse (Mt
28/8).
- Cette distance vis à vis de la femme est bien la marque du
disciple puisque dans son Apocalypse Jean exaltait les disciples de
l'Agneau comme ceux qui “ne se sont pas souillés avec des femmes; en
effet ils sont vierges”(Ap14,4).
Si Jean avait fait l'expérience d'une mort d'où Jésus l'avait rappelé
à la vie, on comprend qu'il ait éprouvé une certaine retenue par
rapport au monde auquel il s'éveillait à nouveau. Ouvrant les yeux sur
le Verbe de Vie il n'appartenait plus au monde comme auparavant mais
il expérimentait une forme de vie nouvelle dans laquelle il devait
tout à Jésus. De ce point de vue "naître de Dieu" ne serait pas une
métaphore.