JÉSUS S'ESTIMAIT-IL PRÊTRE ?


le compagnon de route de Cleopas


LES DIFFÉRENTES TRADITIONS

Nombre de disciples et de personnages de l'Évangile sont demeurés dans l'anonymat, les évangélistes ne trouvant pas nécessaire de les identifier nommément; le compagnon de Cléopas n'était que l'un d'entre eux. Alors pourquoi s'interroger sur son identité?
Peut-être parce que depuis l'Antiquité, les commentateurs n'ont pas cessé de le faire.
jacques emmaus
Caravaggio, la Cène d'Emmaus, Londres, NG.
Jacques Le Majeur s'étant retrouvé au centre du culte de St Jacques de Compostelle, dans les représentations de la Cène d'Emmaüs, apparaît parfois une coquille sur le vêtement ou le chapeau du compagnon de Cléopas, quand ce n'est pas sur le Christ lui-même. L'expression “pèlerins d'Emmaüs”, provient de l'influence exercée par cette tradition.
Pourtant il est bien clair que ce ne pouvait être Jacques, le frère de Jean, puisqu'il était l'un des Douze Apôtres et, qu'à leur retour, les deux compagnons trouvèrent réunis les Onze, c'est-à dire les Douze moins Judas. En identifiant le compagnon de Cléopas à Jacques le Majeur, on ne tenait pas compte de cette précision Lucanienne. Lui substituer l'Apôtre Jacques fils d'Alphée revenait au même. Il fallait donc chercher ailleurs.
Codex Egberti IXs Caravage donnait ici sa version de l'oeuvre du Titien avec Luc debout à la droite de Jésus.



L'ÉTAT DU DOSSIER

Si plusieurs personnages des épisodes évangéliques ont été gardés dans l'anonymat, Luc a cependant pris le soin d'en nommer beaucoup, notamment dans ses récits de la Résurrection:
Avec Marie Madeleine et Jeanne présentées auparavant, il y avait Marie de Jacques, nommée pour la première et la dernière fois, tout comme Cléopas. Elles s'acheminèrent ensuite auprès des Onze, dont tous les noms étaient connus. Avec eux d'autres demeurés dans l'anonymat

Comment comprendre que Jésus soit apparu en tout premier à deux illustres inconnus? Car il s'agissait bien de la première apparition puisque les deux compagnons avaient quitté les Apôtres après qu'ils aient constaté les dires des femmes sur le tombeau vide. Quand ils furent de retour à Jérusalem, ils apprirent que Pierre venait de bénéficier, lui aussi, d'une apparition du Ressuscité.
« Le Seigneur s'est réellement réveillé; il est apparu à Simon! »
Quand l'apparition s'était-elle produite? Pendant leur trajet de retour apparemment. Ils avaient en effet marché près de trois heures avec Jésus avant de se mettre à table avec lui; après s'être rendu invisible d'eux, il serait allé à la rencontre de Pierre. Le lecteur avait connaissance des apparitions selon cet ordre chronologique qui donnait la primauté à Cléopas et son compagnon sur Pierre. Le destinataire d'une apparition en était forcément valorisé aux yeux des autres. C'était le cas de Pierre à qui Jésus était apparu personnellement. Cela ne pouvait que favorisser la confiance en lui et asseoir son autorité. Cependant comment admettre que Jésus soit apparu à deux autres avant lui, lui le premier des Apôtres?

Pour répondre à cette question, la finale longue de l'évangile de Marc accordait aux deux compagnons le rôle reconnu à Marie Madeleine et aux autres femmes, d'informer les Apôtres . Pas plus que les premières ils ne les auraient cru, si bien que c'est aux Apôtres réunis et non plus aux deux compagnons que Jésus reprocha le manque de foi.

Cette présentation visait en définitive à ne pas accorder d'importance à la Cène ultime de Jésus avec les deux disciples bien qu' elle soit une explicitation de la précédente: en prononçant la bénédiction sur le pain, en le rompant et en le leur donnant Jésus se faisait reconnaître des deux hommes. Et comme il se rendait invisible, la parole dite avant la Passion “Ceci est mon Corps” trouvait une actualisation nouvelle. Cette ultime Cène était nécessaire à l'institution de l'Eucharistie, puisque dans l'évangile de Luc, selon le Codex Bezae, il n'y a pas le commandement «faites ceci en mémoire de moi» en clôture des paroles eucharistiques. C'est la Cène dite d'Emmaus qui invitait à prolonger le geste manifestant la présence.
Par contre le commandement se trouve chez les deux autres Synoptiques qui n'ont pas cette ultime Cène.
Comment la tradition allait-elle intégrer cet épisode? En le relativisant, la finale longue de Marc manifestait à quel point il était problématique d'un point de vue hiérarchique. Pour être accueilli il était nécessaire que le compagnon de Kléopas soit le second des Douze, sinon l'un d'entre eux.

En plaçant au premier plan les mets du repas, Caravaggio se donnait le plaisir de peindre une nature morte et relativisait en même temps le caractère sacré de cette Cène dont l'importance, pourtant n'échappait à personne. Que des Pères de l'Église et la tradition à leur suite aient désiré voir dans le compagnon de Cléopas l'Apôtre Jacques, nommé en second dans la liste des Apôtres, est assez compréhensible.

Pourtant ce n'était pas lui.

Mais alors qui?







SIMON PIERRE ?

Le codex Bezae offre un leçon particulière:








Le participe “disant” est un nominatif pluriel (LEGONTES) ; Cléopas et son compagnon en sont le sujet. Dans les autres manuscrits, ce participe est à l'accusatif (LEGONTAS), avec pour sujet les Onze et tous les autres.
Ainsi selon le codex Bezae, ce ne sont pas les Apôtres qui dirent "Vraiment le Seigneur s'est réveillé et il a été vu de Simon", mais les deux disciples; Cléopas aurait insisté sur le fait que son compagnon, en l'occurrence Simon , avait vu le Seigneur vivant. Le parallèle Latin évitait la difficulté puisque DICENTES est à la fois un nominatif et un accusatif, n'obligeant pas le traducteur à trancher.
Hégésipe donnait au compagnon de Cléopas le nom de Simon et il pensait que c'était celui qui succéda à Jacques comme guide de la communauté de Jérusalem; il devait se référer au même texte que celui du codex Bezae qui n'était donc pas le seul témoin scripturaire à comporter LEGONTES.
Comme certains auteurs ont pensé à Simon-Pierre lui-même , il y a lieu de se demander si cette leçon n'était pas une tentative très ancienne de faire passer le premier des Apôtres pour le compagnon de Cléopas.


JACQUES LE JUSTE ET LA TRADITION

Car on ne saurait ignorer cet écrit apocryphe du premier siècle, l'Évangile aux Hébreux, qui retraçait la célébration d'une Cène après la Résurrection, en présence de Jacques le Juste: «Et quand le Seigneur eut donné le tissu de lin au serviteur du prêtre, il vint à Jacques se manifestant à lui. Jacques avait juré qu'il ne mangerait pas de pain depuis l’heure où il avait bu à la coupe du Seigneur jusqu'à ce qu'il le vît relevé de ce sommeil”. Et aussi: “Apportez une table et du pain!” Et immédiatement après: fut apporté du pain qu’il rompit et bénit, le donnant à Jacques le juste en lui disant: “Mon frère, mange ton pain parce que le Fils de l'homme s’est relevé du sommeil”». (Jérôme, Hommes Illustres II )

Jérôme tenait en haute estime cet évangile puisqu'il en avait assuré la traduction.
Le titre “Fils de l’homme” , est gage d'ancienneté car il disparut des écrits apostoliques et patristiques , alors qu'on le retrouvait dans les chapitres les plus récents du premier Livre d'Enoch (fin du Ier siècle). Comme eux l'Évangile aux Hébreux relevait d'une littérature Judéo-Chrétienne élaborée au sein de communautés qui n'avaient pas coupé avec la Synagogue et où la personnalité de Jacques , le frère du Seigneur, tenait une place prépondérante. Elle avait laissé une forte empreinte dans l'Évangile de Thomas:

« Où que vous soyez allés, vous irez vers Jacques le Juste, pour qui ont été faits le ciel et la terre. » (Év de Thomas, XII).

Jacques le Juste était celui dont Hégésipe, un contemporain de Justin, cité par Eusèbe disait:
« Le frère du Seigneur, Jacques, reçut l’Eglise avec les apôtres. Depuis les temps du Seigneur jusqu’à nous, tous l’appellent le Juste, puisque beaucoup portaient le nom de Jacques. Cet homme fut sanctifié dès le sein de sa mère. » C'était le portrait d'un prêtre1.

Clément d'Alexandrie écrivait lui aussi :
«Pierre, Jacques et Jean, après l'Ascension du Sauveur, après avoir été particulièrement honorés par le Sauveur, ne se disputèrent pas pour cet honneur mais choisirent Jacques le juste comme évêque de Jérusalem....
À Jacques le juste, à Jean et à Pierre, le Seigneur après sa résurrection donna la gnose, ceux-ci la donnèrent aux autres apôtres; les autres apôtres la donnèrent aux soixante-dix, dont l'un était Barnabé.» Clément d'Alexandrie Hypotyposes, ch 6 et 7, cité par Eusèbe, Histoire Ecclésiastique 2:1:3-4
Mais Eusèbe, qui ne voulait considérer que deux Jacques, les deux Apôtres de la liste des Douze, faisait passer Jacques le Juste pour le fils d'Alphée; mais ce n'était pas le cas de Jérôme dans ses Hommes Illustres.
La personne de Jacques le Juste, s'est trouvée mise à l'ombre au fur et à mesure que l'institution romaine gagnait en puissance.

Pourtant c'est lui que Paul plaçait au rang des destinataires des apparitions:
[3] Je vous ai enseigné avant tout, comme je l'avais aussi reçu, que le Christ ... [5] est apparu à Céphas, puis aux Douze. [6] Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. [7] Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. [8] Après eux tous, il m'est aussi apparu à moi l'avorton...». (1Co,15).

Jacques se retrouvait à l'avant-dernier rang, juste avant Paul, la primauté étant donnée à Pierre. Cet ordre était-il chronologique? Le chiffre Douze permet d'en douter. L'expression les Douze avait pris le pas sur la réalité historique. Le jour de la Résurrection ils n'étaient que Onze. L'apparition à tous les Apôtres, doit s'entendre de l'assemblée des Douze avec les disciples comme celle des 120 à la Pentecôte.
Bien plus que le respect de la chronologie, l'ordre des apparitions avait une visée hiérarchique . Sinon Paul qui ne venait qu'en dernier n'aurait pas eu besoin d'ajouter:
«Par la grâce de Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n'a pas été vaine; loin de là, j'ai travaillé plus qu'eux tous, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi.»

L'écriture de Paul offre un interstice permettant d'envisager que Jacques le Juste fut le compagnon de Cléopas et le premier dans l'ordre chronologique à avoir vu Jésus vivant après sa crucifixion.

JACQUES LE JUSTE DANS L'ÉVANGILE DE LUC

Jacques le Juste dont le récit des Actes dresse un portrait fidèle, sans pour autant dire son origine ou ses liens de parenté, n'est pas absent de l'évangile où il est nommé de manière discrète, allusive.

«MARIE DE JACQUES»
Son nom apapraît dans le premier épisode du chapitre 24. Parmi les femmes venues de grand matin sur la tombe il y avait en effet une “Marie de Jacques”, nommée pour la première et l'unique fois.
Était-elle sa fille ou son épouse?
L'expression au génitif dit l'appartenance. Marie était de Jacques; elle était sa fille ou sa femme. La seconde proposition, sa femme, est la plus probable, car ce sont plutôt des femmes mariées qui suivaient Jésus.
Selon Paul (1 Co 9:5) les frères du Seigneur étaient accompagnés de leur “femme-soeur”, ce qui s'entend d'une épouse devenue elle-même disciple. Cette Marie de Jacques n'était-elle pas la femme de Jacques le Juste?

« JUDE DE JACQUES »
Luc n'avait pas été plus loquace concernant “Jude de Jacques”, l'un des Douze. L'expression s'entend du fils et de son père et non du lien fraternel. Or dans son Epître Jude se présentait comme le frère de Jacques, généralement identifié à Jacques le Juste. Mais s'agit-il du même Jude? Si le Jude de la liste des Douze était l'auteur de l'épître signée de ce nom, il faudrait en déduire quei Jacques le Juste et Jude auraient eu pour père un nommé Jacques. L'aîné des fils recevait le nom du grand-père paternel; Jacques plus jeune que son frère Jude aurait reçu le nom du grand père maternel.


« LE PATRIARCHE JACOB »
Luc a disséminé des allusions au Patriarche Jacob dans le récit de l'apparition aux deux disciples, et aussi dans l'épisode précédent:
De même qu'OULAMMAOUS cachait BÉTHEL, l'anonymat était sensé préserver Jacques le Juste. Mais contre quoi avait-il tant besoin d'être protégé?


LA  RIVALITÉ  ENTRE   LES  APÔTRES


La rivalité n'a jamais épargné personne, à plus forte raison ceux qui ont cherché à s'approcher du Christ.
Luc s'est fait l'écho de celle qui inquiétait le coeur des Apôtres:
Ces paroles restent énigmatiques car le Grec permet deux lectures de par la disparition de l'article devant le superlatif attribut [le] plus grand d'[entre] eux, qui peut alors être pris pour un comparatif et lu plus grand qu'eux. Marc et Matthieu ont résolu le problème en faisant disparaître le pronom, la question étant de savoir lequel était le plus grand après Jésus et digne d'accéder à la première place.
Mais le comparatif donne à entendre qu'ils redoutaient la prééminence d'un disciple extérieur à leur groupe, tel cet anonyme qui chassait les démons au nom de Jésus et qui, sans être disciple, avait sa confiance.

Jacques le Juste pourrait bien avoir été au coeur de leur dilemne, lui que Paul appelait le frère du Seigneur et Josèphe le frère de Jésus . Son lien de parenté avec le Christ, était entre eux source d'une intimité qui attisait la jalousie. Et même si Jésus avait pris soin de manifester qu'il ne favorisait pas le népotisme des siens, les Apôtres redoutaient une interposition entre eux et Jésus.


JACQUES  LE  FRÈRE  DU  SEIGNEUR

Dans son épître, Jacques comparait à l'homme qui se regarde dans un miroir oubliant aussitôt après son visage , celui qui ne met pas la parole en pratique ; s'y dessine une parenté avec la parole de Jésus « et mes frères sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui agissent» . Jacques était donc très attentif à ne pas oublier ce qu'il avait entendu.
Était-il trop jeune pour prendre la place laissée par Judas? On mit des conditions à ce remplacement : avoir suivi depuis le baptême de Jean. Cela éliminait Jacques, puisque à cette époque il ne suivait pas avec eux.
Jacques était présent aux côtés de Pierre quand Paul fut présenté par Barnabé à la communauté de Jérusalem. Mais Luc prit soin de ne le nommer que plus tard quand quittant miraculeusement les prisons d'Agrippa, vers 43, Pierre , qui trouvait refuge hors de Jérusalem, confiait la communauté à Jacques. Il put la conduire jusqu'en 62.

Présence éminente et discrète à la fois. il écoutait les frères avant de prendre la parole. Et après avoir exprimé son point de vue, la décision était prise collégialement. C'est ce qui ressort des deux épisodes des Actes où Jacques était nommé. Il mettait la parole en pratique , puisque sa lettre exhortait à se montrer prompt à écouter et lent à parler.

Si Luc a tu son nom dans l'évangile, c'est fort probablement sur sa demande. Il pouvait lui paraître préférable de rester au second plan pour ne pas fragiliser le gouvernement de Pierre mais lui permettre, au contraire, de s'appuyer sur lui.

En écrivant son évangile après 43, Luc n'avait pas de raisons d'oublier le nom de Jacques. Ce détail appuie la thèse d'une rédaction haute destinée à Théophile le grand-prêtre en fonction de 37 à 41.


I - Identification du lieu-dit Emmaus
II - Identification du compagnon de Cléopas
III - Le disciple Bien-Aimé
IV - Les frères de Jésus: La fin de l'Énigme?
V - Jean L'évangéliste, mort et renaisssance
VI - En définitive, Qui était Luc ?


1 - Ce thème fut développé par Épiphane qui, reprenant une tradition courant sur le disciple bien-aimé, parlait de Jacques comme d'un grand prêtre entrant dans le Saint des Saints et portant la lame d'or selon l'ancien ordre sacerdotal , et bien qu' étant un descendant de David , cf Panarion/Haer. 29:4;2-4; 78:13,5.

Bibliographie:
Wilhelm Pratscher: Der Herrenbruder Jakobus und die Jakobustraditionen: FRLANT 139 (Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1987).
Richard Bauckham, Jude and the Relatives of Jesus in the Early Church, Edinburgh,1990. James: Wisdom of James, disciple of Jesus the sage. New Testament Readings (London/New York: Routledge, 1999).
Pierre-Antoine Bernheim,
Jacques, frère du Seigneur, Noësis, 1996
Robert Eisenman, James the Brother of Jesus: The Key to Unlocking the Secrets of Early Christianity and the Dead Sea Scrolls, 1997.
John Painter, Just James. Columbia: University of South Carolina, 1997
Mark Cameron: (mai2000) James on the road to Emmaus,
Hershel Shanks and Ben Witherington, The Brother of Jesus. New York: HarperSanFrancisco, 2003.
Bruce Chilton, James the Just and Christian Origins, Brill 1999
F Manns: quelques variantes du codex Bezae de Luc 24 , Liber annuus 2005

Sylvie Chabert d'Hyères
© Copyright, Janvier 2006