Les Centurions de l'Evangile et des Actes
Entre Corneille - centurion de la Cohorte Italique - et les deux
centurions de l'Évangile, les ressemblances sont frappantes: ne
s'agirait-il pas d'un même et unique personnage?
LE CENTURION CORNEILLE
Corneille était un centurion de l'armée romaine cantonnée à Césarée
Maritime; il fit appel à Pierre qui séjournait alors à Joppé (= Jaffa,
Yaffo), un autre port à 50km au Sud. Il lui envoya une délégation pour
lui demander de venir jusqu'à lui.
Luc aurait pu faire la synthèse de cette rencontre; au lieu de cela son
récit s'étend sur tout
le chapitre 10
et les 18 premiers versets du
chapitre
11 avec des rappels, des redites et des retours en arrière. En
donnant deux fois les visions de Pierre et de Corneille, il accordait à
l'évènement autant d'importance qu'à la conversion de Paul rappelée
trois fois dans les Actes des Apôtres. C'est peut-être bien le but qu'il
visait, l'une et l'autre étant fondatrices de la vie apostolique.
Pourtant qui se souvient de Corneille?
À la façon dont Barnabé a pu passer derrière Paul, le centurion
Corneille disparassaitt derrière Pierre.
Corneille était de la “Cohorte Italique”.
Selon l'historien Emile Schurer1, celle-ci ne pouvait
avoir stationné dans la province avant la guerre de Judée. Cette
affirmation très souvent répercutée est à prendre avec précaution car
elle peut être remise en cause; l'analyse de deux inscriptions (CIL
III,1348 et XI 6117)2 permet d'envisager le passage et le
stationnement de la cohorte II Italique dans la province de Syrie
avant 69; que dans les années 34-38, selon les datations retenues pour
l'épisode des Actes3 , elle ait pu stationner en Judée ne
rencontre pas d'objections significatives appuyées sur des arguments
tangibles. Que Flavius Josèphe n'y ait pas fait allusion n'est pas un
argument; l'historien ne prétendait pas à l'exhaustivité. Ces
volontaires rassemblés en cohorte étaient des hommes qui rempilaient
librement après avoir accompli leur service dans l'armée. Corneille
qui était devenu un craignant Dieu aurait pu se faire volontaire pour
des raisons religieuses et personnelles.
A l'époque où Corneille se mit en quête de Pierre, la communauté
chrétienne vivait pacifiquement en Judée, Galilée et Samarie (Ac
9,31). Les débordements qui avaient suivi le martyr d'Etienne
s'étaient apaisés dès la conversion de Paul dans l'année sabbatique
33-34 et une stabilisation s'était opérée suite au renvoi du
grand-prêtre Caïphe à la Pâque 36; Jonathan lui succédait puis
Théophile un an plus tard; sous leur pontificat la persécution contre
les chrétiens cessa jusqu'à la venue d'Agrippa et le martyr de
Jacques. Corneille, lui et tous ceux de sa maison, étaient des
craignants Dieu. Reconnu pour sa piété, le centurion aurait amené à la
foi au Dieu d'Israël ceux qui demeuraient sous son toit. Sa piété
était active car elle était accompagnée d'aumônes, et de prières
constantes. Toute la nation des Juifs portait sur lui un bon
témoignage (v.22) , il aurait donc pu rivaliser avec un Juif pieux et
servir d'exemple à Jésus qui conseillait aux pharisiens observants de
donner leurs biens en aumônes pour être purs "donnez
vos biens en aumône et tout sera pur pour vous" Lc 11:41.
ENVOI DE LA DÉLÉGATION À JOPPÉ
Corneille
qui habitait à Césarée, envoya auprès de Pierre, qui était à Joppé,
trois de ceux qui lui étaient fidèlement attachés, dont un soldat
pieux. Ils furent hébergés par lui dans la demeure du tanneur Simon.
La puanteur des peaux imposait aux tanneurs de vivre à l'écart ;
d'avoir accepté cet hébergement, manifestait de la part de Pierre une
démarche qui refuse la marginalisation de l'autre. Cela même avait pu
d'avance rassurer Corneille et sa délégation. Le lendemain avec cette
escorte et des frères de Joppé, Pierre se rendit à Césarée où, prévenu
de son arrivée, Corneille s'élança se jeter à ses pieds. Il
manifestait ainsi sa déférence, sa reconnaissance et son humilité,
sachant que cela représentait un effort pour Pierre d'entrer sous le
toît d'un païen. Or Pierre qui prit cela pour un acte d'adoration eut
une réaction très vive de protestation.
Dans ce contexte, les cinq emplois du verbe μεταπέμψασθαι
= mander, faire venir paraissent introduire une contradiction. Selon
le rapport de Corneille, l'apparition lui avait dit de “faire
venir” Simon-Pierre jusque chez lui. En référence à Ac 24,24-26
et 25:3, ce verbe relève de la terminologie juridique; il décrit une
situation dans laquelle celui qui convoque détient l'autorité sur
l'autre. Ainsi Balaam avait été “convoqué” par Balaq pour prophétiser.
Mais bien que soit affirmée sa prévalence, Corneille s'abaissa devant
Pierre.
Ni l'apparition à Corneille, ni la voix entendue par Pierre n'avaient
précisé que ce dernier devait faire un discours ou baptiser les
personnes présentes (Ac 10:6 et 20). Cependant, comme il fallait
fournir une raison à l'Apôtre pour qu'il veuille bien venir, Corneille
lui fit dire qu'il attendait de lui un enseignement (Ac 10, 22 et 32;
11:14); c'était somme toute, assez logique. Mais à ne suivre que les
apparitions, le but visé était un hébergement avec partage des repas
où la distinction imposée par les coutumes n'est plus à l'ordre du
jour. L'hébergement fut réciproque avec la réception sous le toît du
tanneur de la délégation de Césarée et le séjour de Pierre dans la
demeure du centurion.
L'enseignement de Pierre et le baptême s'y sont
rajoutés; ils n'étaient pas demandés dans les apparitions.
LE BAPTÊME DE CORNEILLE
S'adressant à Corneille et à ceux qu'il avait rassemblés autour de
lui, Pierre leur dit: "vous
vous savez ce qui est arrivé en Judée... Et vous, ses témoins, de
tout ce qu'il a fait dans le pays des Juifs et à Jérusalem.
(Ac 10,37 et 39D). Pierre s'adressait à un auditoire averti des faits
et gestes de Jésus. Que Corneille ait été un témoin de sa vie est
clairement énoncé dans le discours de Pierre selon le codex
Cantabrigiensis, légèrement atténué dans le texte Alexandrin faute d'y
avoir vu une dittographie. Corneille, d'une manière ou d'une autre,
avait connu Jésus.
Ce récit qui s'étend sur 66 versets met en avant l'apôtre Pierre qui, le
premier, s'était adressé aux Païens. Pour l'auteur des Actes, Pierre
était celui qui avait ouvert l'évangélisation aux nations ; c'est par
lui qu'était venue l'initiative dans laquelle Paul allait ensuite
s'engager. Donnant la primauté à Pierre, l'auteur des Actes accentuait
la déférence du centurion envers l'Apôtre dont il souhaitait relever la
valeur. Pierre ne put refuser l'eau du baptême à ceux qui étaient déjà
pleins de l'Esprit Saint.
Acqueduc (Hérodien) de Cesarée Maritime
Pourtant, lui et son entourage, n'avaient-ils pas été déjà tous
purifiés? Leur parler en langues n'était-il pas le signe d'une
communion dans l'Esprit Saint?
Or de sa vision de l'arche de Noé
, se dégageait pour Pierre le message que les êtres avaient été
purifiés par Dieu. Si les animaux l'avaient été, à plus forte raison
les humains devaient-ils être considérés comme purs. Puisque Corneille
et son entourage priaient avec les frères dans la communion de
l'Esprit saint, était-il encore nécessaire qu'ils reçoivent le
baptême? Initialement, quand Jean baptisait dans le Jourdain, le
baptême était la manifestation extérieure d'une démarche intérieure de
conversion.
Mais en référence à celui de Jésus, le baptême prit progressivement le
sens de la confession de foi dans le Christ, mort et ressuscité (cf He
1:5 et Ac,13:33).
Ce n'est donc pas à une démarche de repentance que répondait le besoin
de baptiser Corneille et sa maison mais de marquer formellement son
appartenance au Christ ressuscité.
LE CENTURION DE L' ÉVANGILE
Cet attachant Corneille offre d'étonnantes ressemblances avec le
centurion de l'Évangile qui avait envoyé en délégation, auprès de
Jésus, des anciens des Juifs, probablement des membres du conseil de
la ville où il se trouvait. Il avait audience auprès d'eux car il
était reconnu pour aimer leur nation au point d'avoir fait construire
pour eux la synagogue. Il avait en quelque sorte participé
financièrement à l'édification de leur lieu de culte, une forme
d'aumône faite au peuple. Les Juifs l'estimaient à tel point digne de
considération que Jésus lui-même le loua pour sa foi qui n'aurait pas
eu d'équivalent parmi les Israélites:
"je vous le dis, jamais en Israël je n'ai pas
trouvé une telle foi!".
Une affirmation déconcertante dès que sont évoqués les noms de
l'entourage de Jésus, Marie, Joseph ou Jean Baptiste. Qu'avait voulu
dire Jésus? Avec "une telle foi", c'est la “quantité” qui était
l'objet de la remarque avant la ”qualité”. D'autre part le "jamais" du
codex Bezae semblait englober les générations du passé, faisant de ce
centurion un croyant incomparable.
D'autres traits rapprochent le centurion de l'évangile de celui des
Actes. Le premier avait un esclave malade pour lequel il éprouvait une
particulière affection; cet homme lui étant intime, cher , il eut
recours à Jésus auprès de qui deux délégations se succédèrent l'une
composée des Anciens l'autre de ses propres esclaves qu'il considérait
comme ses amis. Ne disait-il pas avoir à obéir lui-même afin de gagner
la confiance de ceux auxquels il donnait des ordres? Dans l'un et
l'autre cas, ce soldat de l'armée romaine se remarquait par son
affection pour des personnes qui lui étaient intimes et chères bien
que partie d'entre elles aient été ses esclaves, et par une attitude
non conventionnelle empreinte d'humilité. Ces deux centurions
présentent des traits de caractère très semblables, même si pour les
décrire l'auteur a fait chaque fois appel à des expressions, à un
vocabulaire et à des réflexions différentes. Il serait très étonnant
que ces deux récits ne fassent pas appel à un même et unique
personnage. Si le centurion de Césarée était bien celui de l'évangile
on comprendrait mieux pourquoi il lui avait été conseillé de faire
venir Pierre. Il n'est pas écrit qu'ils se connaissaient, mais il est
clairement dit que Corneille avait été témoin de la vie de Jésus. Il
avait reçu cette parole: " Fais
venir Simon qui est appelé Pierre". Les manuscrits les plus
tardifs avec l'ajout "un certain” devant Simon donnaient à penser que
Corneille ne savait pas de qui il s'agissait. Mais à suivre la leçon
initiale, reprise en Ac 11,13, il semble bien que Corneille était en
mesure d'identifier Pierre à son surnom parce qu'il avait entendu
parler de lui antérieurement.
Où demeurait-il exactement? il est certain qu'il ne s'était établi ni
à Capharnaüm ni en Galilée qui n'étaient pas sous autorité romaine. A
Césarée vraisemblablement. Il n'a pas été nommé par Luc, en dépit de
l'éloge que Jésus fit de lui. Serait-ce par précaution, alors qu'il se
trouvait encore en Judée au moment où était mis par écrit l'évangile?
Plus tard, écrivant l'histoire de Corneille, Luc laissait percevoir
des similitudes avec le centurion de l'évangile; mais pourqoi ne pas
les avoir clairement identifiés?
LE CENTURION DU GOLGOTHA
Luc a donné l'impression que Jésus avait été comme emporté par la
foule jusqu'au Golgotha, mais le codex Cantabrigiensis restituait aux
soldats romains les sévices qu'ils firent endurer aux crucifiés,
ajoutant aux injures une couronne d'épines.
«Alors fut enténébré le soleil.
Et Jésus clamant d'une voix forte dit :
"Père en tes mains, je confie mon esprit !"
Disant cela il ex-spira. Et le voile
du sanctuaire se fendit.
Et le centurion s'exclamant rendait gloire à Dieu en disant:
"en réalité cet humain là était juste!"»
Luc 23:45-47 D05
Le codex Cantabrigienis reliait le cri du Christ et la déchirure du
voile à l'exclamation du centurion. Le voile du temple déchiré était
annonciateur de l'accès des nations au mystère divin. Le texte
alexandrin a rattaché la déchirure du voile à une "éclipse" de soleil,
mettant l'accent sur des phénomènes extraordinaires (l'éclipse de
soleil ne peut se produire à la pleine lune, au moment de la Pâque).
Si ce centurion était celui dont Jésus avait guéri le serviteur,
comment aurait-il accepté de superviser les soldats qui le
crucifaient, jusqu'à les laisser l'injurier sans s'y opposer?
N'était-il que le centurion de service ?
Représentant du pouvoir romain, il avait reconnu la justice de Jésus.
Si la proclamation de l'innocence de Jésus par le larron crucifié
pouvait tendre à réhabiliter l'humanité devant Dieu, la sienne
revêtait une valeur de caractère juridique et il méritait d'être cité
comme “témoin” dans un procès de réhabilitation. Le récit des Actes
dans le codex Cantabrigiensis présente justement Corneille comme témoin
et insiste sur les temps de la Passion (troisième jour) et moments de
la Crucifixion (sixième et neuvième heure) , comme si Corneille s'y
référait implicitement.
CONCLUSION
Corneille était un Latin originaire de la Péninsule. Il devait habiter
en Judée et vraisemblablement être déjà installé à Césarée.
Rencontra-t-il Jésus personnellement? Aucun élément ne permet de
l'affirmer; par contre il avait suivi au moins par ouïe-dire les
évènements relatifs à sa vie. Alors que Jésus débutait son année de
ministère, ses faits et gestes étaient venus à ses oreilles, et
lorsque un esclave cher tomba malade, il fit appeler Jésus. S'il ne se
dérangea pas c'est probablement parce que ses fonctions militaires ne
le lui permettaient pas. Sinon il serait venu en personne dire à Jésus
de ne pas se déranger. Finalement, en se rendant à Césarée, Pierre
n'avait reçu d'autre mission que d'achever un geste esquissé par
Jésus.
Corneille avait une personnalité spirituelle ardente très aimée de
Jésus puisqu'il est le seul personnage de l'évangile à avoir reçu un
éloge de sa part. Se pourrait-il que Jésus ressuscité lui soit apparu
à Césarée couvert de ce "vêtement étincelant" qu'il avait décrit à
Pierre (Ac 23:30) et qui selon Luc l'avait enveloppé lors de son
procès (cf Lc 23,11)? Le vêtement étincelant rappelle le manteau du
grand-prêtre et le pouvoir spirituel de miséricorde et de justice qui
y était attaché. Ni le rédacteur au départ du récit, ni la délégation
envoyée à Pierre , ni ce denier n'ont répercuté le “détail” de ce
vêtement si particulier porté par un homme (Ac 10.30) mais ils diront,
en raccourci, qu'il s'agissait d'un ange.
Les jeûnes, les supplications et les prières de Corneille, ce juste,
(Ac 10:22) avaient su obtenir le retournement de Pierre. Mais bien
qu'il n'y ait pas eu en Israël de plus grande foi que celle de ce
centurion, après l'épisode de Césarée sa trace étrangement se perd.
Serait-il retourné dans la Péninsule? Avec l'arrivée d'Hérode Agrippa,
les cohortes romaines n'avaient plus de raison de stationner en Judée.
Il aurait alors été un des premiers évangélisateurs du monde romain ;
vu sa facilité à entraîner à sa suite sa maison ses parents et ses
amis, de retour dans la Patrie il avait pu appeler un grand nombre
autour de lui, dans une armée qui était adonnée au culte de Mithra,
avec lequel, plusieurs détails de l'évangile de Matthieu manifestent
des points de contact.
Dix ans plus tard en 50, Claude selon Suétone chassait les Juifs de
Rome à cause de l'agitation provoquée par un certain Chrestos 4.
C'est ainsi que des juifs croyants en Jésus, Aquilas et Priscilla se
retrouvèrent à Corinthe où ils rencontrèrent Paul (Ac 18,3). Lorsque
celui-ci vers 58 fut conduit à Rome, il fut accueilli par des frères
chrétiens. Si Corneille n'était plus présent, il avait peut-être bien
été le fondateur de la communauté romaine.
© Copyright 2006
1 - Schurer, History vol I p
450.
2 - Cf Laura Boffo, Iscrizioni
greche e latine per lo studio della Bibbia, Paideia 1994,
p295-301; D'après l 'analyse de la première inscription, la cohorte
II italica serait venue en Syrie avant 69.
CIL III,13483a:Proculus/ Rabili f., Col[lina] / Philadel[phia],
mil[es] / optio coh[ortis]II/ Italic[ae] c[ivium] R[omanorum
centuria] Fa[us]tini ex vexil[lariis] sagit[tariis]exer[citus]
Syriaci, stip[endiorum]VII, vixit an[nis] XXVI]/Apuleius
frater/f[aciendum]c[uravit]
CIL XI,6117 : L. MaesioL.f
Pol[Lia]/Rufo,proc[uratori]Aug[usti]/trib[uno]mil[itum]
leg[ionis]XV /Apollinaris, trib[uno]/coh[ortis] mil[liariae]
Italic[orum] volunt[ariorum]/ quae est in Syria praef[ecto]/fabrum
bis...
3 - Cf Lemonon JP, Pilate ou le
gouvernement de la Judée, 1981 p102.
4 -"Judeaos, impulsore Chresto
assidue tumultuantes, Roma expulit" - "Les Juifs provoquant
continuellement des troubles à l'instigation de Chrestos, il les
chassa de Rome" (Suétone, Claude, XXV).