De la Connaissance du Père par le Fils
De la Connaissance du
Père par le Fils
et réciproquement, Luc X.22 & Matthieu XI.27
Dans les Évangiles Synoptiques il n'y a que peu de paroles de Jésus sur
lui-même ; sur sa relation au Père elles sont infimes. L'une d'entre
elles a plus particulièrement retenu l'attention des Pères Apostoliques
et de leurs successeurs : Luc X,22 et son parallèle en Matthieu XI,27 ;
les deux versets ne sont pas identiques et ont été harmonisés selon une
formulation qui apparaît pour la première fois dans l'œuvre de Justin de
Naplouse, soit qu'il en soit l'auteur soit qu'il l'ait empruntée à un
tiers.
Matthieu XI,27
|
Luc X,22 |
Justin, Dialogue avec Tryphon
100.1 |
Tout m’a été remis
par mon Père,
et pas un ne reconnaît
le Fils
sinon le Père,
et quelqu’un ne reconnaît
pas le Père sinon le Fils
et celui à qui le Fils
voudrait le révéler.
|
Tout m’a été remis
du Père (D05)
et pas un ne connaît
qui est le Fils
sinon le Père,
ni qui est le Père
sinon le Fils
et celui à qui le Fils
voudrait le révéler.
|
Tout m’est remis
par le Père
et pas un ne connaît
le Père
sinon le Fils
ni le Fils
sinon le Père
et ceux à qui le Fils
[.] le révèlerait .
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L'harmonie proposée par Justin présentait l'avantage de ne pas avoir à
s'interroger sur les différences entre Luc et Matthieu. Elle leur a
apporté d'autres modifications qui permettent de mieux saisir ce qui
était reçu de l'enseignement de Jésus et ce qui ne l'était pas.
Question d'identité
En Luc, les phrases offrent une parfaite symétrie ; le style fluide
témoigne de l'assurance de celui qui parle; le parallèle de Matthieu
"accroche" par la répétition du verbe “re-connaître”, accompagné cette
fois de la négation et d'un nouveau sujet, "quelqu'un". L'effet produit
est signe d'une hésitation.
Le pronom possessif “mon” devant Père qui n'est pas chez Justin n'est
pas en Luc selon D05 (où il ne se rencontre qu'une fois); il a été
ajouté par les copistes du Texte Alexandrin sous l’influence du
parallèle matthéen.
Luc a fait usage du verbe “connaître” dont l'équivalent hébreu ידע
signifie aussi “savoir”, ainsi on peut lire :
“nul ne sait qui
est le Fils sinon le Père et nul ne sait qui est le Père sinon le
Fils”. Il s'agirait en l'occurrence de l'identité du Fils et de
l'identité du Père. Qu'il y ait le Père et qu'il y ait le Fils seuls
l'un et l'autre le savent, en ont connaissance; seuls ils peuvent
identifier l'autre comme Fils ou comme Père sans qu'intervienne de
notion d'appartenance, de secondarité ou de hiérarchie. Cette parole de
Jésus exprime l'unité intrinsèque du Père et du Fils. Elle a permis à
l'iconographie de présenter le Père et le Fils comme deux personnes
entièrement identiques sans qu'il soit possible à l'œil extérieur de
dire qui est qui.
Couronnement de la Vierge
commandé par la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon à Enguerrand
Quarton.
Toutefois cette iconographie tend à illustrer non point
tant le verset de l'Évangile que
l'affirmation du Concile de Lyon en 1274: “Le Saint-Esprit procède
du Père et du Fils comme d'un seul principe et par une seule
spiration.” Le fait de représenter le Père et le Fils dans une
exacte similitude tend à correspondre à cette précision théologique.
En faisantt usage du verbe “re-connaître” Matthieu ne disait-il pas la
même chose que Luc ?
Les deux évangélistes n'auraient-ils pas employé deux verbes distincts
dans deux expressions différenciées mais synonymes ? “Connaître qui est
qui ” et "reconnaître autrui” ne sont-elles pas deux expressions
équivalentes ?
La présence du pronom possessif “mon” oriente néanmoins vers une nuance
un peu différente où l'appartenance joue un rôle. Le Fils reconnaît le
Père dans l'exercice de sa paternité et le Père reconnaît le Christ
comme (son) Fils. Mais cette lecture a été écartée puisque ἐπιγιγνώσκω
n'est jamais traduit par “re-connaître” mais par “connaître” alors que
ces deux verbes ne sont pas équivalents tant en français qu'en grec, ou
dans les autres langues.
L'harmonie de Justin témoigne de ce qui a été compris par les
générations ; le verbe “connaître” a été choisi et replacé au sein de
l'expression matthéenne, faisant disparaître le “qui est” de Luc : “pas
un ne connaît le Père sinon le Fils...”; seul le Père connaît
véritablement le Fils et réciproquement. Il ne s'agit plus
d'identification mais de l'intensité et de la spécificité de leur
connaissance réciproque, à un niveau que la créature ne saurait
atteindre.
“Pas un” . Mais l'Esprit Saint ?
Οὐδεὶς formé de trois mots οὐ δὲ ἐὶς signifie
pas même un, aucun.
Pas un en dehors du Fils ne sait qui est le Père. Et pas un en dehors du
Père ne sait qui est le Fils.
Seuls le Père et le Fils sont concernés par cet acte d'identification
réciproque en dehors de quiconque.
Et l'Esprit Saint ?
Il est patent que le verset Lc X,22/Mt XI,27 n'inclut pas l'Esprit Saint
dans la relation d'identification ou de connaissance du Père et du Fils.
Pour la Tradition si le verset n'inclut pas l'Esprit Saint, cela ne
signifie pas qu'il l' exclue.
En Luc selon le Codex Bezæ sont rapportées trois paroles de Jésus sur
l'Esprit (Saint) :
- Luc 4.18 “L'Esprit du Seigneur est sur moi” : Jésus
lisait alors la prière d'un grand prêtre issue du Prophète Isaïe,
dans la synagogue de Nazareth. Cet Esprit est comparable à la
Shekinah de la tradition juive, la présence divine à son peuple.
- Luc 12.10 “Quiconque proférera une parole contre le
Fils de l'homme il lui sera remis, mais contre l'Esprit, le
Saint, il ne lui sera pas remis”. Des expressions
synonymes seraient parler contre le Verbe fait chair ou parler
contre la Sanctification du Nom.
La phrase est complétée deux versets plus loin par:
- Luc 12.12 “ le Saint Esprit vous enseignera en cette heure
là ce qu'il importe de dire”. Or ce verset a son parallèle
au chapitre 21.15 : “ Moi, en effet, je vous donnerai une bouche
et une sagesse à laquelle tous vos contradicteurs ne pourront
s'opposer.”
À travers ces propos, L'Esprit saint apparaît comme la Sagesse du
chapitre 8 des Proverbes ou la Shekinah de la tradition juive, ou encore
l'esprit du Christ, voire l'esprit du Père.
Jésus ne s'est pas adressé nommément à l'Esprit Saint comme il s'est
adressé au Père pour le prier.
Il a bien plus souvent parlé de la βασιλεία τοῦ Θεοῦ, la royauté, le
règne ou le royaume de Dieu comme une image de la présence divine à
l'intérieur de l'âme de chacun (Luc 17.21); n'était-ce pas une autre
manière de nommer l'Esprit Saint ?
C'est Matthieu qui, dans son avant dernier verset, mettait l'Esprit
Saint sur le même plan que le Père et le Fils:
“Allez et de
toutes les nations faites des disciples les baptisant au Nom du Père
et du Fils et du Saint Esprit.”
Ainsi, de Luc à Matthieu l'évolution est sensible. Elle se percevait
déjà chez Paul d'une épître à l'autre, de ICo 8.6 à 2 Co 13.14. Aux
côtés du Père et du Fils l'Esprit Saint collaborait au Salut.
La triade du gnosticisme platonisant, Être/Vie/Intellect a pu jouer un
rôle comme plus tard le néoplatonisme de Plotin, l'Un/l'Intellect/l'âme
.
La Volonté du Fils
“ Et celui à qui le Fils
voudrait (βούληται) le révéler.”
Dans le verset, le sujet du verbe vouloir n'est pas le Père mais bien le
Fils.
Or ce verbe vouloir a très étrangement disparu de l'harmonie de Justin,
comme s'il était inimaginable que le Fils ait une volonté autre que
celle du Père ou autonome par rapport à la sienne.
Or, Jésus s'adressait au Père un verset auparavant par ces mots : οὕτως
εὐδοκία ἐγένετο ἔμπροσθέν σου
“ainsi un bon désir advint devant
toi”. En hébreu désir et volonté offrent un seul et même terme
רצונ ; et dans cette formulation où le Père n'est pas directement sujet
de l'action, s'exprime son dessein bienveillant.
Du rapprochement de cette phrase avec celle du v. 22, il s'avère que le
Fils, à qui tout a été remis du Père, exerce la volonté en acte depuis
le sein de l'unité divine.
Qu'il y ait un vouloir distinct entre le Père et le Fils est confirmé
par cette parole de l'agonie au Mont des Oliviers :
“Père, non pas ma volonté (τὸ θέλημα), mais la tienne qu'elle
advienne : si tu veux (εἰ βούλει), emporte cette coupe loin de moi!”.
Luc 22.42D05
Le codex Bezæ manifeste :
- la reconnaissance par Jésus de deux volontés distinctes entre le
Père et le Fils ;
- que le désir du Père pouvait être d'éloigner la coupe du Fils.
- que le souci du Fils était d'épargner ses propres souffrances au
Père.
Les deux volontés distinctes sont non point en opposition mais
susceptibles de se renforcer l'une l'autre. Aussi le Père envoya un ange
réconforter le Fils.
Or, la refonte de la phrase dans le Texte Alexandrin présente une âme en
conflit :
“Père, si tu veux, emporte cette coupe loin de
moi. Cependant non pas ma volonté, mais la tienne qu'elle
advienne : ”. Luc 22.42
La première phrase est une imploration pour ne pas boire la coupe et où
le
"si tu veux" vient atténuer l'intensité de la demande. Par
la seconde, Jésus inclinait sa volonté devant celle du Père. C'est parce
que Marc et Matthieu avaient inversé les phrases que les copistes
retouchèrent l'original lucanien, d'autant que chez eux la prière est
redite trois fois!
C'est ce conflit des volontés exacerbé en Marc et en Matthieu qui a
poussé Maxime le Confesseur à envisager dans la personne du Christ une
volonté divine commune à celle du Père mais une volonté humaine aux
prises avec la répulsion de la mort laissant sourdre une révolte
intérieure. Le conflit se vivait dans l'âme humaine du Christ alors que
dans sa divinité sa volonté était en harmonie avec celle du Père.
Unité divine
L'unité divine s'est manifestée à Moïse au buisson à travers
l'énonciation du Nom : “Je serai qui je serai”. Et de préciser à Moïse :
“
Je me suis fait voir à Abraham, Isaac et Jacob en El Shaddaï, mais
mon nom YHWH je ne le leur ai pas fait connaître.” Ex 6.3.
Mosaïque de St
Vitale, Ravenne, VIe siècle.
Jésus a fait allusion à cet événement du buisson ardent lorsqu'il a
parlé aux Sadducéens de la vie après la mort :
Que les morts sont réveillés, Moïse l'a fait connaître à propos du
buisson à la façon dont il dit “Seigneur” le Dieu d'Abraham et Dieu
d'Isaac et Dieu de Jacob ; un dieu-de-morts n'est pas mais de vivants!
Tous en effet vivent pour Lui.” Luc 20.37-38 D05.
“Seigneur” serait à retraduire ici par Adonaï , un substitut du Nom
divin que seul le grand prêtre était en droit de nommer. Car, dans la
mouvance de Moïse, le grand prêtre dans le temple de Jérusalem nommait
le Nom au jour de Kippour, affirmant ainsi la présence divine au sein
d'Israël.
Jésus ne révélait-il pas de la sorte que la vie est attachée à l'essence
de l'Être soit à Dieu dans son essence ?