L'ÉCRITURE DE L'ÉVANGÉLISTE MATTHIEU


Des trois Évangiles Synoptiques, celui de Matthieu passait pour la rédaction primitive et il fut placé en premier dans les manuscrits du Nouveau Testament. Mais dès la fin du XVIIIs il apparut, de manière évidente, qu'il était tributaire de celui de Marc.
Quant à l'opinion commune selon laquelle Matthieu et Luc auraient écrit durant la même période en des lieux éloignés à partir des mêmes sources, mais sans se connaître l'un l'autre, ce n'est qu'une conjecture qui ne repose sur aucun argument tangible. Nombre de variantes de D(05) attestent du contraire: l'un fut tributaire de l'autre, Matthieu a compilé l'œuvre de Luc. Dans ses apports personnels, les contradictions d'ordre éthique créent  un malaise chez le lecteur.


  1. Étranges recommandations
  2. Fragile cohérence
  3. Mathieu compilateur de Marc et de Luc ?
  4. Époque de la rédaction de l'Évangile de Matthieu
  5. Conclusion


I- Etranges recommandations


Dans les épisodes propres à l' Évangile de Matthieu, certaines paroles prêtées à Jésus plongent dans la perplexité:

X.16 Devenez donc rusés comme les serpents et purs comme les colombes.
Inciter le disciple à cette candeur de la colombe symbole de l'Esprit Saint, mais alliée à la ruse du serpent symbole du démon est un de ces oxymores dont Matthieu avait le secret.

XIII.44 : “Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché dans un champ, qu'un homme, après l'avoir trouvé, a caché; et de la joie qu'il en a, il s'en va, et vend tout ce qu'il a, et achète ce champ-là.”
L'homme cache le trésor trouvé pour ne pas avoir à partager, selon le droit en vigueur, avec le propriétaire du champ. Ce verset, unique à Matthieu, fait partie de cet ensemble de paraboles qui lui sont propres et qui ont pour objet le salaire, l’argent, l’or et les valeurs financières ; la “miséricorde” s’y révèle parfois en position de toute puissance, au point que la justice et le droit n’y ont plus leur place. N'y aurait-il pas là un critère permettant de discerner ce qui revient en propre à l'évangéliste est n'est pas attribuable au Fils de l'homme?

XX.3 Parabole des vignerons de la onzième heure.
En payant d'un denier chacun des ouvriers envoyés à sa vigne de la première à la onzième heure, ce maître de la vigne ne respectait pas l'accord avec les premiers d'un salaire basé sur le temps d'une journée; il dévalorisait, de fait, la valeur de leur travail. Tout puissant sur ses biens, comme sur la façon de les répartir, sa bonté l'autorisait-elle à mépriser la justice? Ce despote des logis (οἰκοδεσπότης) voulant manifester que sa bonté était au-dessus des lois utilisait des journaliers à cette fin. Cette parabole, comme celle du trésor trouvé dans un champ (Mt 13.44), pose un très sérieux problème d'éthique. Il s'agit bien là d'une “création matthéenne” tant par le style que par l'esprit.


II - Cohérence fragile

La cohérence bien fragile de certaines expressions et de certaines recommandations est à imputer au procédé rédactionnel auquel l'évangéliste a eu recours en reformulant une rédaction existante.

III : 2 “Repentez-vous, car s'est approché le Royaume des Cieux”.
Si l'appel au repentir était bien dans la vocation de Jean Baptiste, la proximité nouvelle de la Royauté de Dieu (ou des Cieux) était la bonne nouvelle apportée par Jésus en personne. Matthieu a introduit un anachronisme en prêtant cette parole à Jean-Baptiste.
“Le Royaume des Cieux”
, une expression propre à Matthieu, ne se retrouve pas dans les autres livres du Nouveau Testament. Elle est en concurrence dans son évangile (32 occurrences contre 5) avec “le Royaume de Dieu” présente en Luc et en Marc; elle proviendrait de l'hébreu “malkout ha_shâmayim” sinon de l'araméen “Malkoûta de She-mayyâ” qui aurait pour origine “la reine (royauté) des cieux” en Jr 44.17. “Le Royaume des Cieux est semblable à...” constitue l'introduction de dix paraboles propres à Matthieu (ch.13 v. 24,31,33,44,45,47 ; ch18.25). Si “Le Royaume des Cieux” ne se retrouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament, c'est parce qu'il n'appartenait pas au vocabulaire de Jésus mais de Matthieu.
Quant au “Royaume de Dieu” (ou Royauté de Dieu), une première occurrence biblique est en Sg 10.10; elle fut reprise dans les Targums (Tar Is 31, 4 ; Tar Abd 21 ; Tar Mi 4, 7 ; Tar Zc 14, 9). Omniprésente en Luc (32 fois) fréquente en Marc (14 fois), l'expression se retrouve une vingtaine de fois dans les autres écrits du Nouveau Testament.

IV . 10 : Va Satan!
Va derrière moi Satan! D(05) et nombreux autres manuscrits.
ὕπαγε signifie “va” et n'a pas la connotation négative du français “va-t'en”. Aussi, adressé au diable, il paraît nécessaire, comme en Mt 16.18 et Mc 8.33 lors de l'annonce de la Passion, de lui adjoindre derrière moi. Et si cette expression a été retirée ici par les copistes, c'est parce que au verset 19 Jésus intimait à Pierre et à André de venir derrière lui. Par contre, Jésus ne demandait pas au diable de venir à sa suite.

IX.30 Et les yeux des deux aveugles s’ouvrirent ; et Jésus les tança en disant : Veillez à ce que personne ne le sache.
Comment ces deux hommes connus pour avoir été aveugles auraient-ils dissimulé leur guérison ? Devaient-ils faire semblant de ne pas voir ? Placée ici, cette recommandation faite au lépreux en 8.4 s'avère peu cohérente.

IX.35 pour soigner toute maladie et toute infirmité
Ce ne sont pas les maladies qui ont besoin d'être soignées mais les malades (idem 4.23, 10.1). Se trouve ainsi amplifiée en Matthieu l'interprétation faite par Marc (3.15) du verset de Luc (9.1).

X.9 Ne vous procurez ni or ni argent ni chalque
Jésus envoyait ses disciples en mission dans un état de dénument sans bourse ni chaussures ni bâton. Et là où Luc précisait “sans argent” (ἀργύριον) la recommandation émise en Matthieu se révèle inattendue : ne pas chercher à avoir du métal d'or, d'argent (ἄργυρον) ou de bronze.

X.27 Ce que je vous dis dans la ténèbre dites-le à la lumière, et ce qu'à l'oreille vous entendez, clamez-le sur les toits.
La ténèbre est le lieu des forces obscures et Matthieu est seul à lui avoir conféré un sens positif, contrairement aux autres emplois littéraires de ce terme. Il a reformulé à l'envers la parole de Luc 12.3 par laquelle Jésus prévenait ses disciples contre l'hypocrisie : “Tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu dans la lumière, et ce que vous aurez dit à l'oreille dans les chambres sera proclamé sur les toits. De quel esprit Matthieu était-il animé?

XII 39 : De signe il ne te sera pas donné d'autre que le signe de Jonas le prophète.
Jonas qui traduit le grec Ἰωνᾶ est la transcription de l'hébreu יונא qui signifie “colombe”. À travers le gémissement de la colombe se fait entendre la voix divine. Jonas qui appelait de la part de Dieu à se repentir, gémissait comme la colombe avec cette parole : “Encore quarante jours et Ninive sera détruite”. Ce signe était si connu de la tradition juive qu'il n'y avait pas besoin de préciser davantage. Mais selon Matthieu, le “signe de Jonas” serait celui du monstre marin avalant le prophète comme image de la mort; or son récit revêt quelques anomalies car il faisait dire à Jésus: XII.6 Il y a plus que le temple ici... 41 Il y a plus que Jonas ici . Le temple n'était-il pas la "maison de Dieu” et le prophète ne parlait-il pas en son nom ? Matthieu paraît avoir adapté la phrase “et voici plus que Salomon ici” (XII 42) à deux autres versets de sa composition.

XV.20 Manger avec des mains non lavées ne contamine pas (οὐ κοινοῖ ) l’homme.
Vraiment ? N'apprend-t-on pas aux enfants à se laver les mains dès le plus jeune âge ? Ne pas inciter à le faire n'est-il pas dangereux ?

XVII .5 : voici qu'une nuée lumineuse les couvrit d'ombre.
En Matthieu, le sens littéral du verbe ne s'accorde pas avec l'adjectif “lumineuse”, car lumineuse la nuée ne saurait couvrir d'ombre ceux qu'elle sert à mettre en pleine lumière ; elle n'a pas pour fonction de les protéger en les cachant comme la nuée qui, de jour, dissimulait le peuple hébreu au regard des Égyptiens. Matthieu aurait donc fait un emprunt littéraire à ses parallèles sans égard au sens étymologique du verbe employé.

XXI.5 Dites à la fille de Sion: Voici que ton roi vient à toi, modeste, monté sur un âne et/ou un ânon petit d'une bête de somme.
Dans cette prophétie de Zacharie 9.9 reprise par l'évangéliste, le dernier membre de phrase est en apposition au mot âne qui le précède. En hébreu il lui est relié par un vav qui se lit soit et soit ou. L'âne en question n'était autre qu'un ânon, petit d'une ânesse. Il n'y avait pas deux animaux mais un seul. Estimant qu'il y en avait deux, Matthieu aura plié l'événement à la citation.

XXI.14 Et s'avancèrent vers lui des aveugles et des boiteux dans le temple, et il les guérit.
Les infirmes n'étaient pas habilités à pénétrer dans les parvis du temple. Ils avaient accès à un emplacement réservé sous le temple. Il se peut que Jésus soit allé les y rencontrer, mais ils ne pouvaient s'être avancés vers lui sans qu'il ait fait cette démarche au préalable.

XXVI 39 mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi. Cependant non point comme moi je veux, mais comme toi...42 mon Père, s'il n'est pas possible que cette coupe passe loin de moi sans que je la boive, qu'advienne ta volonté.
À la place de la confession de foi que tout est possible au Père (Mc 14.36), Matthieu a laissé s'insinuer la pensée que le dessein divin était intangible et qu'il ne pouvait y avoir de voie autre que le sacrifice de la croix, le Christ étant soumis ainsi au “fatum” divin.


III - Matthieu, un compilateur à la fois de Marc et de Luc ?

Il est établi que Matthieu est redevable à Marc (sinon à sa source). Effectivement, les récits événementiels suivent chez lui le schéma littéraire de Marc mais avec des précisions rencontrées en Luc. Matthieu a donc pu réunir des éléments propres à Marc avec d'autres propres à Luc. Il a pu aussi écrire en fonctionde la connaissance que son auditoire avait de Luc.

I.18 Avant qu'ils n'aillent ensemble, elle (Marie) fut trouvée (εὑρέθη) ayant dans le ventre de l’Esprit Saint.
N'étant accompagné d'aucun agent, l'aoriste passif εὑρέθη = “fut trouvé(e)” peut être lu à la voix moyenne “se trouva”. La même forme εὑρέθη est en Ac 8.40 quand le diacre Philippe, enlevé à l'eunnuque qu'il venait de baptiser, “se trouva” à Gaza sans savoir comment ; même emploi en Ap 12.8, 18.21&22, 20.11 pour dire se trouver, se situer. Ainsi Marie se trouva enceinte de par la puissance de l'Esprit Saint. Mais elle-même étant seule en mesure de l'affirmer, ne faut-il pas supposer connue du lecteur l’Annonciation, seule source à en avoir fait état ?

III.3 Voix criant dans le désert : préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.
Jésus avait présenté Jean comme le plus grand des prophètes annonçant sa venue et Luc lui référa, tout en la retouchant, la prophétie d'Isaïe. Marc fit une compilation des versets de Luc dans sa présentation de Jean Baptiste au début de son évangile. Matthieu a offert les mêmes versets que Luc, hormis la fâcheuse variante issue de Marc ses sentiers.

IV. 11 Alors, le diable le laissa et voici que les anges venaient vers lui et le servaient.
Ce verset 11 de Matthieu reprend le parallèle de Marc 1.12-13 : “ Et aussitôt l'Esprit Saint le jette
dans le désert. Et il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient
.” Ainsi, comme au verset précédent, Matthieu avait conjugué les deux autres Synoptiques. Il avait emprunté à Luc comme à Marc alors que l'inverse ne se vérifie nulle part.

IV.19 Et il leur dit : Venez derrière moi, et je vous ferai devenir pêcheurs d'humains.
Alors que Marc et Matthieu offrent un même récit de l'appel des premiers disciples, cette parole de Jésus est aussi en Luc 5.10 selon D05 et l'Itala: “Allez! et ne soyez plus pêcheurs de poissons, car je ferai de vous des pêcheurs d'humains”.

IV. 23 Et Jésus parcourait toute la Galilée enseignant dans leurs synagogues et enseignant l'évangile du royaume.
L'évangile du royaume : Une expression propre à Matthieu ici comme en 9.35 et 24.14, et qui conjuguait l'expression lucanienne “annoncer la bonne nouvelle du royaume de Dieu”, avec “annoncer l'évangilepréférée par Marc.
Dans leurs synagogues
: N'était-ce pas aussi les siennes et comment Jésus y entrait-il en étranger ? Cette expression matthéenne est tout à fait significative de la distance prise par les successeurs des disciples de Jésus vis à vis de l'institution juive. Elle signe une époque tardive.

X.9 Ne vous procurez ni ...ni chalque
Le récit de Matthieu est parallèle à l'envoi des 72 en Lc 10.4. Au v.13 sinon votre paix retournera vers vous est en Lc 10.6 D05. Par contre, la notification du “chalque” correspond à la monnaie grecque connue de Marc (6.3 et 12.41). Le verbe rare ἐκτινάξατε, secouez (la poussière de vos pieds), se retrouve dans le parallèle de Luc 9.5 (D05). Sont ainsi compilés en Matthieu les deux récits d'envoi des disciples consignés par Luc avec celui qui est en Marc.

XI.23 Et toi Capharnaüm seras-tu élevée jusqu’au ciel ou bien jusqu’à l’Hadès descendras-tu ?
La question englobe les deux phrases comme en Luc 10.15 selon D05; mais chez les deux évangélistes il y a eu suppression de la conjonction “ou bien” dans le Texte Alexandrin, faisant passer la seconde phrase pour l'affirmation d'une condamnation.

XIII-3-4 Voici qu'est sorti le semeur pour semer.
La tournure est chez Luc tandis que dans son ensemble la parabole suit la rédaction de Marc.

ΧΙV.1 Hérode le Tétrarque
Du récit de l'assassinat de Jean le Baptiste par Hérode, Matthieu partage avec Luc le titre du “tétrarque” Hérode, tandis que le décor offert par le festin d'anniversaire et la danse de Salomé se retrouvent en Marc. Dans son parallèle du festin d'anniversaire Marc donnait cinq fois à Hérode le titre de “roi” bien qu' il ne le porta jamais (et ce n'était pas faute de l'avoir réclamé à l'empereur !). Tétrarque était son titre exact énoncé ici comme en Luc 3.1 et confirmé par Flavius Josèphe.

XVII.17 O génération incrédule et pervertie...
Le participe pervertie est absent du parallèle de Marc mais présent dans celui de Luc (9.41). Sur ses 7 occurrences néotestamentaires le verbe pervertir se rencontre 5 fois en Luc-Actes.

XVII.21 ce type ne peut sortir que par la prière et par le jeûne.
La guérison de l'enfant épileptique s'achève sur la recommandation de la prière et du jeûne. En Marc elle clôt l'épisode alors qu'en Matthieu, venant après un développement sur l'exercice de la foi, elle paraît peu naturelle ; c'est probablement la raison pour laquelle elle n'a pas été gardée dans tous les manuscrits (-B Θ 33 579 788 א ). Elle n'est pas dans le parallèle de Luc et semble donc venir directement de Marc (où le jeûne n'est pas en B א).


XIX 28 Amen je vous dis que vous qui m'avez accompagné, dans la régénération, lorsque le Fils de l'homme siègera sur le trône de sa gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël.
Ce verset qui achève la péricope du jeune homme riche n'est pas dans les parallèles de Marc et de Luc; les expressions sont propres à l'évangéliste (régénération, trône de gloire), à l'exception de la dernière phrase qui se trouve en Luc 22.30 dans le contexte de la Cène. Mais ici en Matthieu, elle a pour fonction de préparer la demande, présentée au chapitre suivant par l'épouse de Zébédée : Que ses deux fils occupent les places à droite et à gauche de Jésus. Ce à quoi Jésus répondait :
XX.23 quant à siéger à ma droite et à ma gauche ce n'est pas à moi de le donner mais pour qui c'est préparé par mon Père.(cf Mc 10.40)
À travers ces deux versets (19.28, 20.23), l'un commun à Luc, l'autre à Marc, Matthieu s'est essayé à une harmonisation : Pour Luc Jésus avait tout reçu du Père et disposait de la royauté pour ses disciples, leur promettant qu'ils siégeraient avec lui dans son royaume. Mais pour Marc, Jésus n'était pas en mesure d'attribuer les places dans le monde futur. Matthieu les a conciliés de la façon suivante: Jésus promettait à ses disciples qu'ils siégeraient à ses côtés, mais selon un rang qu'il revenait au Père d'attribuer. Ce caractère conciliateur manifeste bien que Matthieu disposait et de l'Évangile de Marc et de celui de Luc.

XX1.13 et il leur dit : Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière.
L'introduction “et il leur dit : Il est écrit” reflète le parallèle de Luc ; “sera appelée” reprend Marc mais sans “pour tous les peuples” qui appartient à la fin de la citation d'Isaïe 56.7.

XXII.18 : Jésus connaissant leur malignité dit : Pourquoi m'éprouvez-vous, hypocrites ?
Jésus était conscient qu'un piège lui était tendu par ses interlocuteurs.
Luc, selon D05, l'Itala et la version Syriaque, écrivait que Jésus avait reconnu leur πονηρίαν , leur malignité; la malignité est ce qui vient d'un mauvais esprit. Le terme fut remplacé dans le Texte Alexandrin par πανυργίαν, la fourberie. Marc lui a préféré le terme d'hypocrisie qui rend compte d'un double jeu. En retenant la malignité et l'adjectif hypocrites, Matthieu révélait qu'il se référait à l'écrit de Marc comme à celui de Luc selon D(05).

XXII.19
Même remarque qu'au verset précédent avec le terme νόμισμα employé par Luc selon D05 pour la monnaie du tribut alors que Marc parlait du denier. Matthieu a employé les deux termes (νόμισμα et δενάριος).

XXII.35 L'un d'entre eux, un légiste, l'interrogea... Rabbi quel grand commandement dans la Loi ?
L'épisode est un parallèle de Mc 12.28sq, mais l'interlocuteur n'est plus un scribe mais un légiste comme en Luc 10.25. Matthieu écrivait en pleine connaissance de Marc et de Luc.


- IV - Datation de l'Évangile de Matthieu

Des éléments propres à l'Évangile de Matthieu permettent d'assigner à cet écrit une datation après la chute de Jérusalem :

XVII. 26 “Les fils en sont donc libérés.”
Libérés de quoi ? De l'impôt et plus particulièrement celui de la didrachme.
Cependant, à travers cette redevance annuelle de deux drachmes d'argent, chaque Israélite manifestait son appartenance au peuple d'Israël et son identité d'homme libre. Comment Jésus pouvait-il entrevoir dans le fait de ne pas la payer une marque de liberté ? Et comment se fait-il qu'il ait mélangé cette redevance avec les autres impôts versés à Rome ? La remarque est pour le moins déconcertante !
Elle pourrait trouver une certaine cohérence replacée dans un autre contexte, quand les Chrétiens se voyaient eux aussi soumis au “Ficus Judaïcus”. Cet impôt s'était substitué à celui de la didrachme après la destruction de Jérusalem en 70. Il n'était pas versé à la Synagogue mais au Capitole de Rome pour manifester l'assujetissement à l'Empire. Il commença à être prélevé dès après la guerre et sous Domitien, empereur de 81 à 96, il fut exigé de manière très sévère. Les nouveaux Chrétiens devaient-ils ou non le payer ? C'est à cette question que tendait à répondre le dialogue rédigé par Matthieu et qui serait à replacer durant cette dernière période.

XVIII.17
S'il ne les écoute pas dis-le à l'église; s'il n'écoute pas l'église qu'il soit pour toi comme un païen ou un publicain.
Deux chapitres plus haut Jésus annonçait à Pierre que sur lui il construirait son église, ἐκκλησίᾳ. Mais celle-ci n'existait pas encore en tant qu'institution pendant le ministère de Jésus. Ce verset qui témoigne d'une institution déjà en place et à laquelle Matthieu pouvait se référer ne peut être imputé à Jésus qui a attiré auprès de lui pécheurs, publicains et païens.

Matthieu opposait deux groupes, “celui qui a” représentant l'ensemble des disciples auxquels étaient révélés les mystères du royaume des cieux, et “celui qui n'a pas” ceux à qui il n'était pas donné de les connaître, à savoir les Juifs. S'établissait ainsi une différence nette entre les deux groupes. Matthieu écrivait alors que la scission entre Juifs et Chrétiens était déjà consommée aux environs des années 80.

43 C'est pourquoi je vous dis que sera ôtée de vous la Royauté de Dieu et qu'elle sera donnée à une nation qui en produira les fruits.
Selon Marc et Luc, Jésus avait averti par une parabole que la responsabilité du peuple (symbolisé par la vigne) confiée aux autorités religieuses (les vignerons) serait transmise à d'autres (ses apôtres) ; Matthieu a formalisé cet avertissement en l'énoncé d'une rupture d'alliance. La parabole, qui était à la charnière d'une confrontation très violente avec les autorités du temple, prenait avec lui un nouveau tournant aux répercussions considérables. Écrivant après la guerre de 70 , après la chute de Jérusalem et l'exclusion des Chrétiens de la Synagogue, il prêtait à Jésus une prophétie condamnatoire, à la fois temporelle et spirituelle marquant la rupture de l'alliance avec le peuple d'Israël que Rome avait vaincu.


Conclusion

Les ajouts personnels de l'évangéliste Matthieu sont à considérer avec précaution; ils témoignent des attentes d'une communauté chrétienne dejà bien constituée et qui, soumise à des persécutions, avait besoin d'être fortifiée. L'Evangile de Luc reflète des conflits vécus à l'intérieur du Judaïsme, tandis que celui de Matthieu fut écrit alors que la séparation de l'Église d'avec la Synagogue était consommée. Les deux évangélistes n'étaient pas contemporains.
Au récit de Marc, Matthieu a souhaité intégrer la profondeur qui en Luc se révèle dans la personnalité de Jésus et dans ses discours. Ce faisant, il a su retenir un auditoire que certains aspects, comme le renoncement aux richesses, pouvaient tenir écartés de la bonne nouvelle.