À la semonce faite aux scribes et aux Pharisiens, Matthieu a apporté un
certain nombre de sentences supplémentaires relatives aux rites du
Judaïsme et qu'il est le seul évangéliste à avoir transmis. (cf v 2, 5,
15, 17-22). Les v.4, 13 et 23 à 36 de ce chapitre XXIII ont leur parallèle
dans le chapitre XI de Luc (les v6-7 en Lc XX 37-39 en Lc XIII, 12 en Lc
XIV). Matthieu a rédigé une compilation rythmée par les 7 réitérations du
refrain “
oï à vous scribes et Pharisiens hypocrites”, de façon à
bien marquer la rupture d'avec la Synagogue.
Mur Ouest de la Synagogue de Délos,
chaire de Moïse, fin IIs.
2
Sur la chaire de Moïse
Ou plus littéralement encore sur la cathèdre (καθέδρας) de Moïse
transcrite en hébreu קָתֶדְרָא דְּמֹשֶׁה dans la Peshitta de Rav Kahana
(IVs). Les cathèdres des synagogues de Hamat -Tibériade, Chorazin et Délos
manifestent que l'expression n'était pas à prendre d'abord au sens figuré,
mais qu'elle correspondait à un support existant dans les synagogues ;
c'est là un rare détail des usages en vigueur transmis par l'évangéliste
et confirmé par l'archéologie). La cathèdre servait à l'enseignement de la
Torah et pouvait aussi en recevoir les rouleaux entre deux lectures. Les
premières communautés en reprirent l'usage : “
Parcourez les églises
apostoliques où les chaires même des apôtres président encore à leur
place, où on lit leurs lettres authentiques qui rendent l'écho de leur
voix et mettent sous les yeux la figure de chacun d'eux.” (cf.
Tertullien,
Traité de la Prescription contre les Hérétiques
XXXVI.1).

Elle
était en partie inspirée du trône impérial au caractère religieux
manifeste à considérer les deniers de Titus. La foudre, symbole de Jupiter
capitolin y surmonte le dossier du trône qui restait vide et d'où
l'empereur tirait son autorité. Le trône symbolisait le pouvoir reçu des
dieux.
Ce chapitre est parallèle au chapitre XI de Luc v 40 à 54 ; une différence
essentielle tient au fait qu'en Luc Jésus s'adressait directement aux
Pharisiens avec lesquels il était en train de prendre son repas ; en
Matthieu Jésus versait sa critique contre eux devant ses disciples et la
foule; ce n'est qu'à partir du v 13 que l'adresse était faite directement
aux intéressés sans, pour autant, que l'auditoire ait changé. Par ce biais
il est visible que Matthieu a collationné des propos repris à Luc auxquels
il en a ajouté de nouveaux.
4 Des charges pénibles à porter
Matthieu 23.4
|
Luc 11.46
|
En
effet, ils lient des charges pesantes et pénibles à porter, qu’ils
placent sur les épaules des hommes, mais qu'eux mêmes de leur
doigt
ne veulent pas bouger. |
Il
dit alors: À vous aussi oï les légistes, parce que vous chargez
les hommes de charges pénibles à porter et vous, de l'un de vos
doigts, vous n'effleurez pas! |

Selon
Luc, après avoir semoncé les pharisiens puis les scribes, Jésus se
tournait vers les légistes qui à partir de la Torah émettaient des
prescriptions à respecter au quotidien (Hallarah) et qu'il comparait à des
charges pénibles à porter; son propos était à entendre au sens figuré
puisque l'hébreu מַשָּׂא signifie à la fois
charge et
sentence
ou
prescription. En outre, il évoquait l'instrument en forme de
main sculptée au doigt pointé permettant de lire la Torah ligne à ligne
sans avoir à la toucher.
En Matthieu la présence des légistes n'ayant pas été indiquée l'allusion à
la Torah et à la Hallarah n'a pas lieu d'être faite, d'autant que le
vocabulaire utilisé (lier, épaules, bouger) oriente vers un sens concret
plutôt que figuré.
5 Ils donnent de l'ampleur à
leurs phylactères et allongent leurs franges.
Même remarque qu'au v2 sur les usages en vigueur, d'autant que Matthieu
est le seul auteur du Nouveau Testament à s'être arrêté sur ces
phylactères ou téphilines, et sur les franges ou tsitsits (à noter que la
frange du manteau cf Mt14.36, Mc 6.56 ne désigne pas nécessairement les
tsitsits).
7 (ils aiment) être
appelés par les hommes “Rabbi, rabbi”. 8 Mais vous ne soyez pas appelés
rabbi; car un seul est votre guide et vous êtes tous frères.
Dans le vocabulaire de Luc διδάσκαλε traduit l'hébreu רבי, un terme par
lequel Jésus était communément appelé. Il a pris un sens nouveau après la
destruction du temple car il a couvert une charge reçue après imposition
des mains selon le rite de la
semikah , rite frappé
d'interdiction après la révolte de Bar Kokhba (TB
Sanhedrin
13a,b). Il semble que Matthieu ait été tributaire de cet habitus tardif,
car si au v.7 la réitération de "rabbi" relève de la sollicitation du
maître par ses disciples, au v.8 est en question le titre même de “rabbi”
qui instaure une hiérarchie entre l'enseignant et son auditoire.
9 Et sur terre ne vous appelez pas
père car un seul est votre Père, celui dans les cieux.
Cet interdit a de quoi surprendre puisqu'il prive l'institution familiale
du meilleur et qu'il contredit la liturgie, Abraham, Isaac et Jacob étant
considérés comme les Pères de la nation.
L'adresse de la prière proposée par Jésus est “Père”selon Luc , mais selon
Matthieu “Notre Père”, et cette adresse rejoint l'appellation de la
divinité mithriaque connue à travers le
palindrome
du “Pater Noster”. N'y aurait-il pas là encore une interférence de
cette religion?
10 Ne soyez pas non plus appelés
guides parce qu'un seul est votre guide, le Christ.
C'est bien de lui-même que Jésus parlait à la troisième personne (sinon il
aurait incité à suivre un tiers inconnu ce qui n'aurait pas de sens). Or,
selon la recommandation donnée en 16:20, il ne voulait pas se faire
reconnaître comme le Christ, le Messie attendu ; alors, pourquoi
incitait-il soudain les disciples et la foule elle même à suivre le Christ
? Cette parole ressemble davantage à une exhortation de l'évangéliste aux
fidèles de son temps qu'à une parole dite par Jésus lui-même.
11 Le plus grand d'entre vous
sera votre diacre.
Un verset parallèle à celui de Mc 10.43 où l'on attendrait le terme
esclave
plutôt que celui de
diacre. Son origine est en Lc 22.26 :
que
le plus grand soit comme le plus jeune et celui qui dirige comme celui
qui exerce le diaconat. Autrement dit le chef doit se soucier de
son intendant en ne se déchargeant pas sur lui de toutes les
responsabilités matérielles, économiques et financières. Repris en Marc et
Matthieu le terme perd de sa spécificité pour revêtir le sens de
“serviteur”
13 Les clés du royaume des cieux
Matthieu 23.13
|
Luc 11.52
|
Oï
à vous scribes et pharisiens hypocrites parce que vous fermez le
royaume des cieux
devant les hommes car vous n'y entrez pas et les entrants vous ne
les laissez pas pénétrer. |
Oï
à vous les légistes parce que vous avez subtilisé la clé de la
connaissance; aussi, vous n'y êtes pas entrés, et vous avez
détourné ceux qui s'y dirigeaient. |
La clé de la connaissance : Il s'agit vraisemblablement de la connaissance
de la Torah aux mains des légistes, en hébreu בעלי התורה, ou maîtres de la
Torah; selon Mal 2.7 ceux qui dispensaient l'enseignement de la Torah
étaient des prêtres. La clé c'était le mode d'interprétation. Le reproche
a de quoi terrifier quiconque aurait la prétention d'entrer dans la
compréhension des Écritures. En préférant à la “connaissance” la “science”
nombre de traducteurs ont souligné la vanité du monde déterminé par la
toute puissance scientifique.
En remplaçant cette “connaissance” par “le royaume des Cieux”, selon une
expression propre à son évangile et absente des autres livres du NT,
Matthieu n'aurait-il pas cherché à se protéger d'une parole qui ne pouvait
le laisser indifférent en tant que transmetteur et rédacteur des paroles
de Jésus ?
14 Oï à vous, scribes et
pharisiens hypocrites! parce que vous dévorez les maisons des veuves, et
que vous faites pour l'apparence de longues prières; à cause de cela
vous serez jugés plus sévèrement. [Verset absent de א B03 D05 L Θ
f1 33]
Ce verset est repris de Mc 12.40 / Lc 20.47 mais adressé non plus aux
seuls scribes mais aussi aux pharisiens.
15 Oï à vous scribes et
pharisiens hypocrites parce que vous traversez la mer et la [terre]
ferme afin que vous fassiez un prosélyte ; et quand il l'est devenu vous
le rendez fils de la géhenne deux fois plus que vous.
Une injure qui témoigne néanmoins du prosélytisme juif au Ier siècle, de
sa force et de son étendue; c'est bien d'abord dans les synagogues et
grâce à elles que s'est répandu le Christianisme.
17 Qu'est-ce qui est plus grand
: l'or ou le temple qui sanctifie l'or ?
Cette interrogation de l'évangéliste serait à relier à la colère de Jésus
chassant
les marchands du
temple.
23 La
dîme
Matthieu 23.23
|
Luc 11.42 D05
|
Oï
à vous scribes et Pharisiens hypocrites parce que vous payez la
dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin, et que vous abandonnez
l'essentiel de la loi, la justice, la miséricorde et la foi :
Il fallait pratiquer ceci et ne pas abandonner cela. |
42
Mais oï à vous les pharisiens! parce que vous payez la dîme de la
menthe et de la rue, et de toute plante potagère et vous passez à
côté du discernement et de l'amour de Dieu.
[...] |
À la menthe Luc ajoutait la rue, une plante surtout médicinale et Matthieu
deux épices, l'aneth et le cumin aux caractéristiques aussi curatives. La
dernière phrase de Matthieu a pu être rajoutée en Luc dans le texte
alexandrin ; d'une part elle relativise la condamnation de la sentence en
justifiant le versement de la dîme. D'autre part elle évite de laisser
entendre que Jésus n'incitait pas à verser la dîme, ce qui pouvait être un
souci dans une communauté qui se dotait d'institutions.
25 Vous purifiez l’extérieur de
la coupe et du plat et à l’intérieur ils sont pleins de rapacité et
d’intempérance.
Au lieu de
“ils sont pleins” ont attendrait l'accusation
frontale “
vous êtes pleins de...” puisque ce n'est pas une coupe
ou un plat qui se remplissent de rapacité ou d'intempérance mais le cœur
de l'homme.
26 Pharisien aveugle, purifie
d’abord l’intérieur de la coupe afin que même son extérieur devienne
pur.
Cette conclusion confirme le v.11.40 de Luc selon le codex Bezæ avec
l'ordre des termes intérieur puis extérieur, ordre inversé dans le Texte
Alexandrin. Mais elle passe sous silence la requête du v.41 :“
Donnez
en aumônes ce qui est [à vous] et voici que tout sera pur pour vous ! ”.
27 Les sépulcres blanchis
Matthieu 23.27
|
Luc 11.44
|
Oï
à vous scribes et Pharisiens
hypocrites parce que vous êtes semblables à des sépulcres
blanchis, à l'extérieur le sépulcre resplendit de beauté, mais à
l'intérieur, il est plein d'ossements de morts et de toute
impureté. |
Oï
à vous scribes et pharisiens parce que vous êtes des tombeaux
invisibles, et les humains marchent dessus sans qu'ils le sachent! |
À travers le sépulcre Matthieu reprenait la même comparaison qu'avec
l'intérieur et l'extérieur de la coupe et du plat aux deux versets
précédents. S'atténuait ainsi le caractère scandaleux de l'insulte gardée
par Luc :
Selon la tradition juive, le contact direct avec un mort ou son tombeau
rend impur ; la fréquentation des scribes et des Pharisiens conduirait à
la même impureté, mais sans la conscience de l'avoir contractée.
34 C'est pourquoi voici que je
vous enverrai des prophètes, des sages et des scribes; d'entre eux vous
mettrez à mort, crucifierez et persécuterez de ville en ville 35 de
sorte que vienne sur vous tout le sang juste versé sur la terre depuis
le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie fils de Barachie que
vous avez assassiné entre le sanctuaire et l'autel.
Matthieu a identifié le prêtre Zacharie fils de Yéhoyada assassiné dans le
temple au VIIIs av JC (2 Chr 24.20) au prophète de ce nom (Za 1.1) vivant
au VIs av JC, et cette identification a été répercutée dans le texte de
Luc par le copiste du codex Bezæ.
La phrase
“C'est pourquoi... je vous enverrai des prophètes”
apporte une confirmation au v 11.49 de Luc selon le codex Bezæ : “
C'est
pourquoi j'envoie vers eux prophètes et apôtres”.
Les propos de Jésus venaient en réponse à la supplique du prêtre Zacharie
au moment de mourir :
“Que le Seigneur voie, et qu'il demande compte!”
(2Chr 24,22). Selon Ex 34.6-7, la faute des pères est reportée sur les
fils jusqu'à quatre générations, et en Luc les comptes sont demandés à
différents groupes de générations concernées. En Matthieu où il n'y a plus
ces distinctions, l'auditoire de Jésus composé des scribes et des
Pharisiens du v 29, se retrouvaient être les auteurs du meurtre du
prophète Zacharie qui lui, n'avait pas été assassiné.
39 Béni le venant au nom de Dieu
Matthieu 23
|
Luc 13 D05
|
39
Vous ne me verrez plus jusqu'à ce que vous disiez : “Béni le
venant au nom de Dieu.” |
35
Vous ne me verrez plus jusqu'à ce que revienne le temps où vous
dites : “Béni le venant au nom du Seigneur” (Psaume 118(17), 26).
|
L'épisode qui est en Luc au ch. 13 se déroulait lors d'une montée de Jésus
vers Jérusalem. Il allait renoncer, cette fois là, à entrer dans la ville
à cause d'Hérode qui aux dires des Pharisiens cherchait à mettre la main
sur lui. Il allait néanmoins y revenir un peu plus tard pour la Pâque, une
fête en laquelle est psalmodié le Hallel avec le Psaume 118; son verset 26
fut adressé à Jésus quand monté sur un âne la foule de ses disciples
l'acclama par ces mots :
“Béni soit celui qui vient au nom du
Seigneur”.
En Matthieu, l'épisode est placé juste avant la fête de la Pâque et la
Passion, et bien après l'entrée de Jésus à Jérusalem. Les paroles sont
comme des prophéties:
- Le “vous ne me verrez plus” est à lire comme une
prophétie de la mort.
- “Béni le venant au nom de Dieu” (qui ne correspond pas au
verset du psaume, à la différence de “au nom du Seigneur”),
est à lire comme une prophétie de la résurrection.
- L'adresse à Jérusalem au verset précédent n'est pas tant une
lamentation sur la ville qu'une annonce de sa ruine: “Voici que
vous est laissée votre maison déserte” (et l'adjectif déserte
a été inséré en Luc par le copiste du codex Bezæ alors qu'il n'y était
probablement pas initialement).