Commentaire de l'Évangile de Matthieu selon le codex Cantabrigiensis, chapitre 1







Photographies du Manuscrit :
Cambridge Digital Library

detail




Les différences entre le codex Bezæ et le texte courant (NA28) sont moins fréquentes dans l'Évangile de Matthieu que dans les œuvres de Luc ou de Marc. Car c'est en faveur de Matthieu que l'harmonisation des trois Synoptiques a, le plus souvent, prévalu. Considérant que Luc fut rédigé avant Marc et Matthieu, la comparaison de leurs textes  présente un grand intérêt car elle permet de mieux saisir ce qui, de l’Évangile de Luc, n' a pas été reçu des deux autres.

Les deux premiers folio de l’Évangile de Matthieu sont manquants dans le codex Bezæ, et le texte commence avec la page des versets 12 à 20 de la traduction latine ; grâce à elle le texte grec correspondant a pu être restitué (à la différence du premier verset d’introduction et des versets 2 à 11 de la généalogie).

Ce chapitre vient combler le vide laissé dans l’Évangile de Luc où rien n’est dit de Joseph entre l’Annonciation et la Nativité.
La formulation des versets 18 et 25 constituent les premiers indices de la connaissance que Matthieu pouvait avoir de l’Évangile de Luc; et qui devrait se confirmer au long de la lecture continue du récit.

16 Jacob engendra Joseph, à qui étant fiancée la vierge Marie, elle enfanta le Christ Jésus.
Mais ce verset fut plusieurs fois modifié :

Matthieu 1:16 Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσὴφ Jacob engendra Joseph,
D05 restitué d’après le latin ᾦ μνηστευθεῖσα ἡ παρθένος Μαρία ἔτεκεν τὸν Χριστόν Ἰησοῦν. auquel fiancée la vierge Marie enfanta le Christ Jésus.
Syc et version arménienne ῆν μνηστευθεῖσα ἡ παρθένος Μαρία ἔτεκεν τὸν Χριστόν Ἰησοῦν. auquel était fiancée la vierge Marie qui enfanta le Christ Jésus
Θ, f13 1346, 788, Ita, g1, k, q. ᾦ μνηστευθεῖσα ἡ παρθένος Μαρία ἐγέννησεν Ἰησοῦς ὁ λεγόμενος Χριστός. à qui était fiancée la vierge Marie, engendra Jésus appelé Christ.
א B03, C, L, W... NA28 τὸν ἄνδρα Μαρίας, ἐξ ἧς ἐγεννήθη Ἰησοῦς ὁ λεγόμενος Χριστός. l’époux de Marie de laquelle naquit Jésus appelé Christ.

Composée de deux phrases principales, la formulation du codex Bezæ s’avérait insatisfaisante. Pour y remédier furent ajoutés au participe “fiancée” le verbe “était” et devant le verbe de la seconde phrase, le pronom “qui”, représentant Marie. En témoignent les versions syriaque (Syc ) et arménienne.
Une modification plus importante affecta le verset dans les manuscrits Θ, 1346, 788, et de Ita, g1, k, q
- “Christ Jésus” devint “Jésus appelé Christ”, ce qui dissociait son rôle messianique de sa personne; dans le nom “Christ Jésus” les deux se trouvaient intrinsèquement liés.
- “enfanta” fut remplacé par “engendra” , ce qui instaurait une continuité avec la généalogie qui précédait où le verbe engendrer est énoncé 39 fois; avec une insertion supplémentaire ce chiffre était porté à quarante comme les quarante noms d’Adam à Joseph précédant le Christ. Ainsi ce nouvel “engendra” intégrait, sans rupture, la génération du Christ aux précédentes. À l’actif en effet, le verbe engendrer à l'actif est réservé à l’homme; si bien que dans la formulation adoptée, c’est Joseph qui passait pour avoir engendré le Christ...D'où la refonte du codex Vaticanus reprise en NA28 : “Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, appelé Christ.” En présentant le rôle de Marie sous un angle passif, cette formulation inscrivait une distance entre sa maternité et le caractère messianique de son fils.


“Madonna del Parto”, 1490, Valsesia.
18a Du [.] Christ ainsi fut la naissance :
Le nom de Jésus ne figure pas dans ce verset du codex Bezæ appuyé notamment par la version Syriaque et par Irénée (Adv. haer. III, 16:2).
Cette leçon confirme le caractère messianique du chapitre (cf v.16, 17) et s’accorde bien avec la génalogie qui précède et qui représente les générations ayant attendu le Messie, le Christ.
L’insertion du nom Jésus avant (cf. Mc 1.1) ou après celui de Christ (B03) donne un caractère personnel au messie qui le distancie de l’attente messianique juive.

18b -En effet, Marie [sa mère] fiancée à Joseph...
- “Sa mère”, n’est pas en d05 ; sa fonction est d’établir un lien avec la phrase précédente : De Jésus christ ainsi fut la naissance. Marie est alors implicitement la “mère de Jésus Christ”, une expression à rapprocher du v 16 (d05) : “Marie enfanta le Christ Jésus”.

18c ...avant qu’ils ne vivent ensemble, elle se trouva avoir dans le ventre d’Esprit Saint.
Εὑρέθη, un aoriste passif “fut trouvée”, est à lire comme un moyen “se trouva” puisque Marie, seule, était en mesure d’affirmer que l’enfant qu’elle portait en elle était le don de l’Esprit Saint. Ce verset suppose donc connue l’Annonciation, la seule source à en avoir fait état. Ce serait là le signe tangible que l’évangéliste Matthieu connaissait l’œuvre de Luc avec le témoignage de la protagoniste.

Sur les 17 occurrences du NT, cinq autres exemples similaires avec εὑρέθη lu comme un moyen se trouvent  en I P 1,7 et 2,22 , Ap 18,24 et 20,15. et  aussi en Actes 8.40 où, après avoir baptisé un eunnuque, Philippe fut soudain soustrait à ses yeux et emporté par l’Esprit Saint dans une ville de la côte et “il se trouva (εὑρέθη) à Ashdod”. L’aoriste passif εὑρέθη demande à y être traduit par un moyen, équivalent de notre  forme pronominale; en effet, la forme aoriste moyenne εὕρετο est attestée dans les textes classiques mais pas dans la Koinè.

Nombre de traducteurs gardent à εὑρέθη le sens passif “elle fut trouvée enceinte”, sous-entendu par Joseph. Mais comme il ignorait encore que l’enfant était de l’Esprit Saint, ce verset 18 serait à lire comme une introduction explicative ou une synthèse de ce que le récit développait.

Il n’est pas précisé si Marie  fut ou non informée du songe et de la révélation faite à Joseph. Un lecteur ignorant de l’Annonciation, pourrait se demander si elle avait été consciente de ce qui s’était produit en elle et si elle avait eu connaissance de l’origine de son fils ; ou encore si Matthieu plaçait l’Incarnation au rang des mythologies où la femme se retrouve enceinte, à son insu, des œuvres d’un dieu.
Pour répondre par la négative il faut conférer à εὑρέθη la forme pronominale se trouva et concéder ainsi à Marie d’avoir eu pleine conscience de ce qu’elle vivait. S'impose alors la conclusion que Matthieu avait écrit en connaissance de l’Annonciation et donc de l'Évangile de Luc.

- “Avoir dans le ventre” : traduction littérale d’une expression qui ne fait que reprendre celle de la prophétie d’Isaïe (cf v 23); elle se rencontre dans la Septante en alternance avec celle choisie par Luc (συνέλαβεν).

- “d’(ἐκ ) Esprit Saint
À la différence de Luc qui considérait l’Esprit Saint comme l’émanation divine couvrant l’arche d’alliance sous l'apparence de la nuée conformément à la tradition juive (Lc 1.35, Ex 40.29, Ps 91.4) Matthieu associait l’Esprit au Père et au Fils (Mt 28.19; cf 2 Co13.14). D’où l’emploi de la préposition ἐκ paraissant mettre l’Esprit en position de géniteur du Christ.

19 Joseph son mari qui était juste mais ne voulait pas la “préparer” choisit de la répudier discrètement.
-“Juste”: c’est le qualificatif donné à Joseph, le fils de Jacob, pour avoir résisté aux avances de la femme de son maître Putiphar. Son emploi ici établit une analogie entre les deux Joseph ; l’époux de Marie était juste pour ne pas l’avoir connue avant que le mariage n’ait été officialisé.
Le récit de Matthieu place Marie dans une condition qui pouvait lui faire craindre le pire ; de descendance sacerdotale, enceinte avant l’officialisation du mariage, sil elle était répudiée elle ne pouvait qu’être condamnée à mort. Si Joseph n’avait obéi à l’ange apparu en songe, que serait-il advenu de la mère et de l’enfant divin?

- Le latin du codex Bezæ comporte “praeparare”, là où les autres versions latines présentent“traducere”.
C-B Amphoux , traduit “praeparare” par faire honte (l’Évangile selon Matthieu, Codex de Bèze, 1996). Les manuscrits grecs se partagent entre les verbes δειγματίσαι et παραδειγματίσαι signifiant l’un et l’autre “livrer en spectacle”, “exposer à la honte publique”, “livrer au déshonneur” (cf Nb 25.4; Ez 28.17). Leur traduction par “diffamer” ou “dénoncer publiquement” atténue la portée de cet acte susceptible de conduire l’adultère à la lapidation.

Georges de La Tour, le songe de Saint Joseph, 1628-45, Musée des Beaux-Arts de Nantes
20 Comme il avait fait ce projet, voici qu’un ange du Seigneur dans une vision lui apparut...
Le v 24 nous apprend que cette “vision” avait eu lieu pendant le sommeil de Joseph.
La “vision de la nuit” et “pendant le sommeil” sont deux expressions qui alternativement dans la Septante traduisent le mot hébreu “ralom”, le rêve; le grec κατ᾽ ὄναρ, “en rêve”, ne s’y rencontre pas, peut-être parce qu’il cerne ce qui est onirique, irréel. Les copistes du texte alexandrin l’ont néanmoins préféré à la “vision” de d05.

...en disant : Ne crains pas de prendre auprès de toi Marie ta femme ; en effet, ce qui a été engendré (τὸ γεννηθὲν) en elle est de l’Esprit Saint.
τὸ γεννηθὲν : participe aoriste passif : celui qui a été engendré.
Une phrase à relier à Luc 1.35 : l’engendré (τὸ γεννώμενον ) dans la sainteté sera appelé Fils de Dieu.

22 À travers Isaïe le prophète;
La mention du nom d’Isaïe est le fait du Texte Occidental (D, pc, it, vgmss, Sy, sams, arm, DiatessSy, IrLat).

Rembrandt, le songe de Joseph, 1645,
Ehemals Staatliche Museum
23 Et tu appelleras son nom Emmanuel;
Matthieu rappelait la citation d’Isaïe 7.14 que le codex Bezæ, le mss 2, bo, Origène et Eusèbe donnaient sans changement. Dans tous les autres manuscrits le verbe est au pluriel : “Ils appelleront” généralement traduit par un “on” générique. Ce n’était pas conforme à la prophétie, mais à la logique du récit. En effet l’Ange avait dit à Joseph qu’il devrait appeler “Jésus” l’enfant que portait Marie (v21); et c’est bien ce qu’il fit (v25).
En retouchant la prophétie “on l’appellera du nom d’Emmanuel”, le scribe paraissait s’adresser, au-delà de Joseph, à toutes les nations et toutes les générations à venir. En Jésus elles reconnaîtraient “Dieu avec nous”.

Matthieu 1.25 D05 C L W 087 It Sy Vg Byz Luc 2.7
Et il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle enfanta le fils d'elle, le premier-né. (ἔτεκεν τὸν υἱόν αὐτῆς τον πρωτότοκον)·  Et elle enfanta le fils d'elle, le premier-né (ἔτεκεν τὸν υἱὸν αὐτῆς τὸν πρωτότοκον)

Elles enfanta le fils d'elle le premier né : une phrase commune à Matthieu et à Luc que le texte standard (NA28) n’a pas retenu en entier ; y fait défaut le pronom “d'elle” accompagnant le mot “fils” et l'adjectif substantivé premier-né présent dans la majorité des manuscrits, mais absent notamment du Vaticanus (B) et du Sinaïticus (א). Rappelons que le substrat hébraïque du premier-né est  bécor, un terme réservé à l'individu mâle qui ouvre la matrice de sa mère; bécor à la différence de son correspondant grec πρωτότοκον, n'est pas construit sur l'adjectif “premier” et rien n'implique qu'un bécor soit suivi d' individus frères. L'employer pouvait être à double tranchant. Mais il s’ajustait bien au sens du verset matthéen, Joseph n’ayant pas connu son épouse “jusqu’à ce qu’elle ait enfanté le fils d'elle”. Son emploi renforçait l’idée que d’autres enfants étaient nés de Marie après Jésus ; et en effet Matthieu énumérait les noms des frères de Jésus (13.55).
En l'employant, Matthieu insistait sur le fait que Marie avait eu d’autres enfants après son “premier-né”. Mais cela ne correspondait pas au sens dans lequel se déployait la pensée patristique sur la virginité perpétuelle de Marie qui tendait à affirmer qu'elle n’avait pas eu d’autre enfant que Jésus et que ses frères n’étaient que des demi-frères (cf. Protévangile de Jacques); de fait la disparition de cet adjectif a pu paraître judicieuse aux copistes qui réécrivirent le texte.
Les deux phrases étant identiques, un évangéliste l'a vraisemblablement reprise à l'autre.
Pour Luc l'emploi de πρωτότοκον était source d'ambiguïté, son récit reposant sur la virginité de Marie. Mais il ne pouvait se dispenser de l'employer en raison des informations détenues par son substrat hébraïque, bécor très chargé de sens bibliquement ; or les allusions bibliques au premier né qui se décèlent sous la plume de Luc sont absentes de Matthieu qui s'est attaché à la signification du terme dans sa version grecque ; il y a donc lieu de considérer dans le verset de Luc l'origine du parallèle de Mathieu.