La Passion selon Marc atténue certains aspects sordides du parallèle
lucanien. Quelques exemples :
- au chapitre précédent, Jésus n’était pas présent dans la cour, au moment
du reniement de Pierre.
- Dans ce chapitre, la comparution devant Hérode Antipas n’a pas sa place,
une manière d’éviter le marchandage scabreux avec Pilate.
- Barrabas n’aurait pas été dénoncé comme meurtrier ; en ne disant pas
l’innocence de Jésus le contraste entre eux deux était atténué.
1 -
Et aussitôt le matin, les grand prêtres
tinrent conseil avec les anciens et les scribes, et tout le sanhédrin ;
et après l’avoir lié, ils emmenèrent Jésus dans la cour et il le
livrèrent à Pilate.
“Tinrent conseil” : cette formulation à l’indicatif aoriste laisse
entendre qu’un second conseil se serait tenu le matin après celui de la
nuit. Serait-ce le signe que le procès de Jésus fut rédigé par Marc en
connaissance de l’Évangile de Luc selon lequel la comparution devant les
autorités religieuses se déroula de jour (Lc 22.66)?
Jésus fut emmené dans la cour : c'était peut être celle du grand-prêtre
que Pierre venait de quitter ou bien, déjà, le prétoire de Pilate.
3 Et l’accusent beaucoup les
grands prêtres.
L’emploi du présent au milieu de verbes à l’aoriste tend à frapper
l’attention. Marc n’a énoncé aucune des accusations de caractère politique
portées contre Jésus en Luc 23.2 et 5.
6 Selon la fête, il leur libérait
un unique prisonnier, celui qu’ils réclamaient.
Cette phrase pourrait relever directement du parallèle lucanien du codex
Bezæ :
Or il y avait nécessité de leur en libérer un à chaque fête.
Luc 23.19D05
Allusion venait d’être faite à Barabbas qui avait commis un meurtre. La
nécessité de libérer un prisonnier venait d’une pression exercée sur
l’autorité politique par la foule; et en effet, la Pâque amenait un nombre
considérable de pèlerins à Jérusalem.
Or en plaçant la phrase avant même de faire allusion à
Barabbas, Marc donnait à entendre que Pilate se conformait à une coutume
de grâce qui s’exerçait en vertu de la fête, celle de la Pâque, et non en
vertu de la pression exercée sur lui. Or, s’il s’agissait d’une coutume
instituée pour la Pâque, un écho s’en trouverait dans les sources
extérieures, ce qui n’est pas le cas.
Par souci de conformité entre les Évangiles, la phrase
fut replacée en Luc deux versets plus haut, dans les manuscrits où elle a
été gardée.
7 Or il y avait un dénommé
Barabbas prisonnier avec les émeutiers qui, dans une émeute, avaient
commis un meurtre.
Avaient commis : Le verbe est au pluriel; ainsi la phrase grecque
lave Barabbas du meurtre commis par les émeutiers avec lesquels il s’était
retrouvé prisonnier. Par contre, dans le texte latin correspondant le
verbe commettre, au singulier, renvoie à Barabbas.
Son nom Barabbas signifie “fils du père” et il fut libéré alors que Jésus
fut condamné. En ne le tenant pas pour l’auteur du meurtre, sa libération
revêtait un caractère moins délétère. Se retrouverait ici la tendance
marcienne à atténuer le caractère excessif du drame.
8 Et en montant, toute la foule
se mit à le réclamer, conformément à ce qu’il faisait toujours pour eux.
Ainsi la foule se trouvait sûre d’obtenir la libération de Barabbas.
Or selon Luc, c’est Pilate qui avait convoqué le peuple
avec ses chefs pour servir de jurés dans le procès contre Jésus qu’il
jugeait innocent ; mais le peuple demanda sa mort contre la libération de
Barabbas. En raison de la foule nombreuse réunie pour la fête, Pilate se
voyait dans la nécessité de céder et il fit flageller Jésus.
12 Pilate en réponse leur dit :
Que voulez-vous donc que je fasse au roi des Juifs ?
Le datif sans préposition indique ici la destination,
au roi
des Juifs, non le but qui ne convient pas. Les autres
manuscrits offrent une phrase parfois incomplète avec un accusatif:
Que
voulez-vous donc que je fasse [de celui que] vous dites le roi
des Juifs?
|
Caravaggio, couronnement
d’épines, Prato, 1604
|
15 Alors Pilate [voulant
donner satisfaction à la foule]
leur relâcha
Barabbas ; mais quant à Jésus, l’ayant [fait] flageller il le livra pour
être crucifié.
φ
λαγελλώσας
flageller,
épouse directement la forme latine. La même orthographe a été répercutée
en D05 dans le parallèle matthéen (27.26). En Luc, ce “châtiment”
intervint avant que Pilate ne le condamne à mort.
“Voulant donner satisfaction à la foule”: cette phrase est
absente du codex Bezæ et de l’Itala; elle constitue un ajout qui vient
contredire la position de Marc pour qui Pilate ne cédait pas à la
foule mais se conformait à un rituel.
16 Les soldats le conduisirent à
l’intérieur, dans la cour qui est le prétoire, et ils appellent toute la
cohorte.
Le nom de “prétoire” pour la cour du palais de Pilate (l’Antonia?) n’est
attesté par d’autre source que Matthieu(27.27). Ce terme générique
désignant le palais du préteur se retrouve circonscrit ici à une simple
cour.
Le terme grec σπεῖρα correspond à la cohorte romaine en Act 10.1, une
unité d’environ 500 hommes, sinon aux manipules qui regroupaient une
centaine d’hommes à l’intérieur de la cohorte. Mais c’est très excessif
pour s’exercer sur un seul homme déjà affaibli par la flagellation.
17 Et ils le revêtent de pourpre
et déposent sur lui une couronne épineuse.
Ces deux éléments se retrouvent en Luc mais en deux épisodes séparés:
- Jésus fut enveloppé d’un manteau étincelant par Hérode Agrippa. À
travers ce symbole les grands prêtres avaient abandonné entre ses mains le
pouvoir qu’ils avaient encore de juger et de mettre à mort pour blasphème.
- Il fut couronné d’épines par les gardes qui le crucifiaient. La couronne
formée d’un buisson d’épines qui se trouvait au Golgotha vint illustrer
l’écriteau qui pendait à son cou : Celui-ci est le Roi des Juifs.
Comparativement, dans le récit de Marc, manteau et couronne ont un
caractère burlesque dans une scène tragi-comique déchargée de
signification.
19 [fléchissant les genoux, ils se prosternaient devant
lui].
Une phrase absente de D05, k et quelques autres manuscrits ; elle provient
du parallèle de Matthieu
27.29
où elle tend à transformer la scène en bouffonnerie.
21 Ils contraignent Simon le
Cyrénéen qui passait, en venant d’un champ, le père d’Alexandre et de
Rufus, pour qu’il porte sa croix.
Le Cyrénéen : L’article devant cyrénéen tend à identifier
Simon à un personnage connu par ce qualificatif —devenu un titre— plutôt
qu’à dire son origine. Préciser qu’il était le père d’Alexandre (un nom
grec) et Rufus (roux en latin) n’incitait pas à établir un rapprochement
avec Simon Niger (nègre) d’Actes 13.1: Q’un esclave noir ait pu avoir le
privilège de porter la croix avec Jésus était aussi peu recevable que
l’onction faite sur sa tête par une pécheresse (cf. ch 14).
|
Tirage au sort les
vêtements, Jacques de Baerze, rétable de Dijon, 1390
|
22 et ils le conduisent (D05,
565,1346, f13) au lieu Golgotha ce qui se traduit Lieu du
Crâne. 23 Et ils lui donnent à boire du vin mêlé de myrrhe. Et il ne le
prit pas.
Jésus fut conduit, et non point “porté” (avec φέρουσιν).
Marc a tenu a donner le nom sémitique du lieu-dit,
Golgotha.
À la différence du vinaigre, la myrrhe pouvait avoir un rôle
antiseptique et adoucissant pour les lésions cutanées de la bouche. La
myrrhe était considérée comme assoupissante par Galien ou au contraire
favorisant la résistance par Apulée.
24 En le crucifiant, ils se
partagent ses vêtements jetant un sort sur eux : [ qui emporterait quoi
?].
La phrase entre crochets absente de D, It, Sy, et du parallèle
matthéen n’est pas indispensable.
25 C’était la troisième heure et
ils le gardèrent.
Selon D et It, ils le “gardèrent” au lieu de ils le “crucifièrent”. Les
soldats étaient présents pour empêcher que ses familiers ne le détachent
de la croix.
26 Celui-ci est le roi des Juifs.
“Celui-ci est” se trouve en D05 et It, et les parallèles de Luc
(23.38) & Matthieu (27.37).
28 [Et l’Écriture fut accomplie,
qui dit: Et il a été compté avec les sans loi].
Absent des principaux témoins scripturaires dont D05, ce verset est issu
de Luc 22.37 : Le soir de la Pâque Jésus reprenait au chant du serviteur
souffrant du prophète Isaïe une phrase dont Luc s’est efforcé de
retranscrire l’exacte tonalité en grec : au ἐν = “parmi” de la LΧΧ il a
substitué la préposition μετὰ signifiant “avec” et recouvrant l’hébreu את
; Jésus souhaitait partager leur sort avec les sans loi. Il explicitait de
cette manière le sens qu’il donnait à sa Passion à laquelle il n’avait pas
souhaité se soustraire. Il n’était pas un parmi eux, mais avec eux. Il ne
prenait pas la place des sans loi, mais souffrait avec eux. Ajoutée ici en
Marc, cette parole est le constat que l’engagement pris fut tenu.
|
Cimabue, Crucifixion
1268-71, San Domenico, Arezzo |
34
Et à la neuvième heure il
s’écria d’une voix forte : Elei Elei lam’azaftani. D05, It
di,
vg
mss.
Ces paroles sémitiques de D05 calquent l’hébreu du Psaume 22.1 :
אֵלִי אֵלִי לָמָה עֲזַבְתָּנִי , là où, dans les autres manuscrits, se
déchiffre une phrase en araméen. Idem dans le parallèle de Matthieu. La
préférence pour l'araméen pourrait venir de la Peshitta, cette traduction
biblique en syriac qui débuta à la fin du Ier siècle
Ce qui se traduit :
Mon Dieu mon Dieu qu’as-tu à me reprocher ? D05, It
c, i
[Texte courant :
pourquoi m’as-tu abandonné ?]
La traduction du codex Bezæ ne répercute pas le verset en hébreu mais s
'en éloigne.
Qu’as-tu à me reprocher fait penser au serviteur
souffrant d' Isaïe 53 offert en sacrifice victimaire.
Μεθερμηνευόμενον n’a donc pas ici le sens “se traduit” mais
“s’interprète”. Un exemple similaire se rencontre en Actes 4.36 où
Barnabas qui signifie littéralement “fils du prophète” fut interprété
“fils de consolation”. Au lieu de donner la traduction, l’auteur avait
tenté d’expliciter à demi-mot le sens profond du choix de ce nom.
Marc a ainsi proposé à son tour une interprétation du verset du psaume à
l’intention de Jésus. Cette originalité n’a été retranscrite ni par
Matthieu ni par les copistes.
36 Et quelqu’un se mettant à
courir, emplissant une éponge de vinaigre la posa sur un calame. Laisse
(ἄφες) ! Voyons si Elie vient le descendre. 37 Jésus laissant (ἀφεὶς)
[échapper] un grand cri, rendit l’esprit.
Le verset 36 avec le vinaigre est le parallèle de Luc 23.35 ; et
s’il fait double emploi ici avec le geste similaire du v 23, c’est avec un
but opposé.
Les deux termes entre parenthèses relèvent du verbe grec ἀφίημι,
signifiant laisser abandonner, se décharger ; mais il est inattendu dans
ces deux emplois jusqu’à rendre la traduction délicate. Sous-tendent-ils
un jeu de mots ?
45 Et le vérifiant auprès du
centurion il accorda son cadavre à Joseph.
Au terme “cadavre” de D, It et Sy a été substitué par les copistes
celui de “corps”.
|
Marie Madeleine, mise au
tombeau, XVs |
47 Marie Magdalène et Marie de
Jacques regardaient l’endroit où il était déposé.
Marie de Jacques selon D, It, Sy ; ce verset est le parallèle de Luc
24.10. L’expression est au génitif et elle ne saurait désigner la
mère de Jacques, mais sa fille ou bien son épouse.
Dans les autres manuscrits, le choix s’est reporté sur “Marie de
Joset” ou bien sur “Marie mère de Jacques et de Joset” , comme l’a
fait Matthieu (27.56), inscrivant un lien direct entre Jacques et Joset
comme avec les “frères de Jésus” énumérés en Mc 6.3.
Récapitulation des “frères de Jésus” en Marc :
Mc 3,17-18 |
Jacques fils de Zébédée... et Jacques, celui d'Alphée. |
Mc 6,3 |
Celui-ci n’est-il pas l'artisan, le
fils de Marie et le frère de Jacques et de José et de Judas et de
Simon? Même ses
soeurs ne sont-elles pas ici chez nous? |
Mc 15,40 |
Marie de Jacques le jeune et de Joset la mère,
|
Mc 15,47 D05 |
Marie de Jacques |
- Selon la formulation de Mc 6.3, Marie, la mère de Jésus, pouvait avoir
été la mère de quatre autres appelés “ses frères”.
- De Mc 15,40 plusieurs lectures sont possibles :
- Jacques serait un des Douze,
Jacques (fils) d'Alphée, “le mineur” étant un surnom donné pour le
différencier de Jacques fils de Zébédée (appelé parfois dans la tradition
“le majeur”). À moins que ce ne soit un autre Jacques...
- Marie était sa femme, à moins que la mère de Joset ne soit un seul et
même personnage avec elle; car on peut lire : “Marie la mère de Jacques et
de Joset”; mais cette lecture est démentie par le v 47 qui, selon D05 It
Sy Vulg., ne mentionne que “Marie de Jacques” (soit la femme de Jacques)
comme en Lc 24.10. En inscrivant à la place “Marie de Joset” les copistes
ont suggéré de donner à Jacques et à Joset la même mère, Marie. Et Jean
(19.25) est venu ajouter que cette Marie était la sœur de Marie, la mère
de Jésus, qui se tenait avec elle au pied de la croix.
La formulation du v.40 s'avère éminemment ambiguë, et peut-être
intentionnellement ambiguë. Marc avait vraisemblablement connu “Jacques le
frère du Seigneur”, dont l'existence est attestée par les sources
extérieures comme Flavius Josèphe. D'autres, comme Épiphane de
Salamine le présentaient comme un prêtre mais sans employer le terme. Il
avait un frère de sang nommé Jude (Jd 1). Marc ne savait pas
nécessairement comment il se rattachait à la famille de Jésus.
L’ambiguïté lui permettait de suggérer, sans l’affirmer, que Jésus avait
des frères qui pouvaient n’avoir été que ses cousins. Jacques étant
probablement le plus jeune de ses proches, Marc l'aurait appelé “le
jeune”.