Le texte de Marc reflète une attention particulière aux rites hébraïques
(cf. v. 3, 26, 61, 62, 63) ; mais les inexactitudes n'en sont pas
absentes. La parole prêtée à Jésus au v
.62b apporte la
preuve qu'il écrivait en connaissance de Luc dont il a modifié la
rédaction pour la rendre plus accessible au lecteur. Mais, ce faisant, il
n'a pu éviter les confusions.
L' Agneau de la Pâque
1- Or après deux jours c'était la Pâque [et les azymes]
“Les azymes” : le terme est absent non seulement de D05, It
a
d ff2 mais aussi du parallèle de Matthieu (26.2). Son
insertion a pu être suscitée par le
verset 12 .
Comment l'ayant arrêté [par ruse],
ils le feraient périr. 2 Car ils disaient : “[non pendant la fête] Par
crainte qu'il n'y ait pendant la fête un tumulte du peuple”
L'expression “par ruse” est absente de D05, It
a i rl.
Son insertion est redevable au parallèle matthéen (Mt 26.4) qui comporte
également le déplacement de la conjonction “μήποτε” et l'ajout en début de
phrase de “non pendant la fête”.
Balsamaire, vase à parfum à long col,
VIs av JC
Le vase brisé
3a un albâtre à parfum
[ de nard pur de grand prix]
La phrase entre crochets, absente de D05, est dans le parallèle de
Matthieu (26,7) qui a manifesté tout au long de son évangile un intrêt
prononcé pour les biens précieux (or, argent, perle, trésor, talents,
deniers).
3b Et brisant
l'albâtre, elle le versa sur sa tête.
Le participe θραύσασα de D05, Θ,565 décrit les cœurs brisés dans la
prophétie d'Isaïe 61.1 qui fut reprise par Jésus en Luc 4.18. En
choisissant ce participe, Marc ne faisait-il pas implicitement allusion à
la prophétie messianique d'Isaïe? Le vase brisé serait alors symbole des
cœurs endeuillés par ce que Jésus allait vivre.
Avec le participe συντρίψασα, très courant, l'allusion est absente des
autres manuscrits.
Comment briser le vase pour que le parfum se répande sans que l'albâtre ne
provoque de blessures? La question semblait se poser pour Matthieu qui n'a
pas repris ce geste mais seulement celui de l'onction sur la tête.
Outre les aryballes (petits vases en forme de boules), il y avait les
balsamaires, des fioles en céramique, en verre ou en albâtre dont le long
col pouvait être brisé sans grands dégâts. Des petits vases à parfum ont
été retrouvés dans les tombes accompagnant les sépultures.
Elle répandit le parfum sur la tête : Κατεχέω qui signifie “répandre sur”
est suivi du génitif sans préposition; celle-ci, présente en D05, a été
normalement supprimée par les copistes.
4
Ses disciples s'exaspéraient et
disaient.
[
Et certains étaient indignés en eux-mêmes, et disaient ]
Le verbe διαπονέω de D05 qui apparaît deux fois dans les Actes des Apôtres
(4.2; 16.18) est le résultat d'une activité réitérée menant à
l'exaspération ; son emploi ne se justifiant que modérément ici, lui a été
préféré le verbe du parallèle matthéen ἀγανακτέω
ressentir une
violente irritation.
8
Ce qu'elle a apporté, elle a
fait. (ὃ ἔσχεν αὔτη ἐποίησεν).
ἔσχεν est l'aoriste du verbe ἔχω qui a deux sens différents : avoir ou
porter. Il peut s'agir de la préparation des onguents évoquée en Mc 16.1.
Ainsi, le bel ouvrage accompli par la femme serait d'abord la confection
de l'huile parfumée. Mais trop obscure, la phrase n'a pas été retenue de
Matthieu.
Dans plusieurs autres manuscrits, le choix des copistes s'est porté sur
εἶκεν de εἴκω (sembler, ressembler ou bien être possible) :
Elle a
fait ce qu'elle a pu.
Comparaison avec le récit de Luc 7 38-56
Un épisode rapporté par Luc offre d'évidentes similitudes avec celui de
Marc :
- Une femme se rendait auprès de Jésus dans la maison d'un dénommé
Simon.
- C'était au moment du repas.
- L' identité de cette femme n'est pas donnée mais suggérée : il
pourrait s'agir de Marie Madeleine.
- Elle versa du parfum sur la tête de Jésus (et non sur ses pieds cf Lc
7.46D05).
- Ce que voyant les personnes présentes récriminèrent.
- Jésus les rabroua.
- Il prit la défense de la femme qu'il loua pour le geste qu'elle
avait accompli.
Et bien que les autres éléments du récit soient dissemblables, au regard
des éléments similaires il est fort improbable qu'il s’agisse de deux
épisodes différents; les deux évangélistes ont vraisemblablement rapporté
un seul et même événement, mais de deux manières et avec des intentions
différentes.
|
Marie la
Magdalène par Bronzino
En Luc la scène ne se déroule pas à Béthanie mais en Galilée chez un
pharisien nommé Simon habitant d'une ville, vraisemblablement Naïn, la
dernière à avoir été nommée ; et, à l'égard de la femme, l’état d'esprit
de l'apôtre Simon Pierre pouvait ne pas être éloigné de celui de Simon le
pharisien. Cette femme, bouleversée par la résurrection d'un jeune homme à
la porte de Naïn, était une pécheresse ; elle vint témoigner à Jésus de sa
reconnaissance jusqu'à embrasser ses pieds et les mouiller de ses pleurs;
puis elle oignit sa tête (D05) de parfum, en un geste qui le reconnaissait
comme prophète. Son nom, Marie appelée la Magdalène, était connu alors que
devenue disciple elle accompagnait Jésus et les Douze (Lc 8.1-3). Ayant
été présente à la Crucifixion, elle se rendit ensuite au tombeau, tout en
sachant que celui-ci était scellé. Est-ce en raison de son espérance en la
résurrection dont elle devint témoin et apôtre qu’elle fut visitée par
deux hommes rayonnant la gloire du Ressuscité ?
En Marc, Simon est dit lépreux : s'il était contagieux, comment
recevait-il des hôtes chez lui ? S'il ne l'était plus et que les prêtres
aient confirmé sa guérison, pourquoi rappeler son état ancien ? Parce
qu'il lui collait encore à la peau ? À la différence de Luc, Marc ne
voulait pas voir en lui un substitut de son homonyme Simon Pierre.
Marie Madeleine, Maître des
portraits féminins en buste 1530

Et comment accepter qu’une femme, pécheresse qui plus est, ait pu
accomplir sur le Christ un geste qui le reconnaissait comme prophète et
roi, au point qu'elle devint apôtre et témoin de la Résurrection? La
péricope lucanienne étant trop connue pour être passée sous silence, Marc
s'est chargé de la réécrire par un second épisode susceptible de remplacer
le premier, le situant à Béthanie, juste avant l'arrestation. Au geste
d'onction accompli sur sa tête, Jésus se serait lui-même chargé de donner
un sens :
elle a anticipé de parfumer mon corps pour
l'ensevelissement (v.8); par cette anticipation la femme
prophétisait que son corps ne serait plus dans le tombeau le lendemain de
son ensevelissement. La parole de Jésus se référait donc à l'épisode des
femmes au tombeau (ch16), et ce personnage féminin n'était donc autre que
Marie Madeleine.
Si Marc lui avait redonné une position sociale, il avait su non moins
savamment détourner le sens de l'onction prophétique et royale, qu'elle
s'était autorisée à faire, vers les soins réservés à un mort.
9 Amen je vous dis : Là où sera
proclamé l'Évangile dans le monde entier, ce qu'elle a fait sera redit
en mémoire d’elle.
Cette injonction à faire mémoire d'une personne, en l'occurrence d'une
femme, est unique dans le NT ; mais visant à perpétuer un geste dont
le sens spirituel avait été détourné, elle ne tend pas à atténuer le
caractère misogyne propre au Second Évangile.
L'emploi du terme
Évangile dans ce verset manifeste qu'il avait
déjà été proclamé dans le Bassin Méditerranéen.
10
Et Judas Scarioth, d'entre
les 12
Judas est dit Scarioth comme précédemment.
Scarioth est en Luc (6.15), le terme pouvant être la transcription en grec
de la racine sémitique סחר , qui désigne celui qui commerce. Judas en tant
qu'intendant de la communauté pour avoir tiré au sort cette charge (cf Ac
1.17) était amené à commercer. Mais il fut appelé Iscarioth (יסחר ou celui
qui se laissera acheter) lorsqu'en se rendant auprès des grands-prêtres
pour leur livrer Jésus ils lui proposèrent une rançon qu'il allait
accepter (Lc 22.3).
Le jeu de mots n’a pas été répercuté par Marc et Matthieu qui tous deux,
selon D05, ont retranscrit partout Scarioth et ignoré Iscarioth.
Mais partout ailleurs les copistes ont adopté Iscarioth. Jean ayant en
effet laissé entendre que Judas était originaire de KARYWTOU, il n'y avait
qu'un pas pour le considérer comme “Ich Karyoth” ou homme de Karyoth.
11
Ils promirent de lui donner
de l'argent.
Judas leur en avait-il demandé ? C'est la question que pose cette
formulation. Selon Luc les grands-prêtres ourdirent de lui proposer une
rançon ; Judas l'accepta bien que sa motivation première
ait
été autre.
-
12a Et le premier jour des
azymes lorsqu’ils sacrifient la pâque, les disciples lui disent...
Le
“premier jour
des azymes”, le 15 nisan, a été superposé ici par Marc
non avec la fête des azymes mais avec la préparation de la Pâque qui a
lieu le 14 nisan, un jour plus tôt.
D'où vient cette inexactitude ?
L'agneau de la pâque était immolé au temple après le sacrifice de minh'a,
le 14 nisan après-midi; le jour hébraïque débutant au coucher du soleil,
la fête de la Pâque commence le soir même 15 nisan, en même temps que le
premier jour de la fête des azymes qui, elle, dure une semaine.
Récapitulation du calendrier de la Pâque au temple
14
nisan |
En matinée, nettoyage des maisons de
leur levain.
Sacrifice de min'ha suivi de l’immolation de l'agneau de
la pâque
18h coucher du soleil |
|
15
nisan |
Nuit du repas de la Pâque
Journée de la fête de la Pâque |
Fête des
azymes,
Ier jour |
16
nisan |
7h offrande de la première gerbe (orge) |
Fête des azymes,
2eme jour |
|
L'agneau, aussi, était
appelé “pâque“ |
L'inexactitude pourrait être imputable à la manière de lire le verset
similaire de Luc :
“Le jour de la Pâque pour lequel
(ᾗ) il faut immoler la pâque.”(
Lc
22.7 D05). La
“pâque” : ce mot désignait initialement
l'agneau immolé en rappel de la sortie d'Égypte ; le soir en lequel il
était mangé dans les familles reçut le même nom. Ainsi
la pâque
était-elle immolée pour (la fête de)
la Pâque.
Gêné par cette réitération du mot, Marc a reformulé la phrase sans voir
qu'il introduisait une erreur de calendrier :
“le
premier jour des azymes lorsqu’ils sacrifient la pâque”. Le
premier jour des azymes ne tombe pas le 14 nisan jour de l'immolation et
de la préparation de la Pâque, mais le lendemain seulement, le 15 nisan.
Matthieu
(26.17) qui a repris Marc sans le modifier a reproduit la même
inexactitude.
Le verset de
Luc (D05)
rend avec justesse le calendrier de la fête. L'erreur relevée chez ses
corollaires manifeste que ceux-ci entretenaient un rapport plus lointain
avec les coutumes liturgiques du temple et son calendrier.
12b
Les disciples lui disent :
Où veux-tu que nous allions préparer pour toi, afin que tu manges la
Pâque ?
La préparation de la Pâque nécessitait de choisir un agneau d'un an au
shabbat
ha_gadol précédant la fête et de retenir une salle à l'intérieur
des murs de la ville pour célébrer le repas. Cependant, ce n'est que le
jour même que tout à coup, les disciples s'en seraient inquiétés.
Mais Jésus ne s'en était-il pas déjà préoccupé bien avant, et n'avait-il
pas prévu un lieu qu'il garderait secret jusqu'au bout pour des raisons de
sécurité ? N'était-ce pas lui encore qui, avec le propriétaire de la
salle, avait prévu le rendez-vous avec un porteur d'eau à l'entrée de la
ville? En refusant de suivre Luc sur ce point et en prêtant l'initiative
de la préparation de la pâque aux disciples, Marc rendait peu lisible cet
épisode et faisait passer Jésus pour un devin.
Porteurs
d'hydries; les Panathénées, frise du Parthénon
13 Allez à la ville et
s'approchera de vous un homme portant une cruche d’eau.
ἀπαντάω,
s'approcher de, rencontrer ; le verbe se retrouve dans
le parallèle de Luc (22.10) selon D05 et le mss 124. C'est le porteur
d'eau qui était chargé de reconnaître les disciples de Jésus.
En ne précisant pas que la rencontre devait se faire à la porte de la
ville, (là où se trouvait la source d'eau de Gihon), le repère donné par
Jésus devenait beaucoup moins explicite; retrouver un porteur d'eau
devenait moins aisé.
15
Et lui vous montrera une
maison surélevée jonchée, grande, prête. Là, faites la préparation pour
nous.
Verset identique à son parallèle lucanien (Lc 22.12 D05) mis à part
l'adjectif “prête” puisque les disciples avaient encore à préparer la
salle en enlevant tout résidu de levain.
Le dernier repas
20
L’un des Douze qui plonge avec moi dans le
plat ;
τρυβάλιον au lieu de τρύβλιον le plat.
Matthieu 26.23 D05 comporte la même orthographe.
Sans dénoncer directement Judas, Jésus annonça la trahison avant de
prononcer la bénédiction sur le pain et la coupe ; quel pouvait bien être
l'état d'esprit des apôtres lorsqu'ils reçurent le pain et le vin en
sachant que l'un d'eux allait trahir ?
En Luc, comparativement, c'est seulement après avoir rompu et partagé le
pain avec ses apôtres que Jésus émit, devant tous, un dernier
avertissement à l'intention de Judas, mais sans le dénoncer aux autres.
21“
Oi à cet homme par qui il est livré. Il eût été
bon pour lui qu'il ne soit pas né cet homme là.”
Une phrase similaire se trouve dans la partie la plus récente du livre
d'Énoch :
Où sera le lieu de repos de celui
qui aura rejeté le Seigneur ?
Oh ! qu'il vaudrait mieux pour lui, qu'il n'eût jamais existé ! »
Enoch 38(37)/2.
À l'égard de pécheurs, l'auteur se lamentait pour le sort qui les
attend.
Mais sur les lèvres de Jésus la teneur était toute autre comme une
malédiction au caractère définitif (et rappelant celle du figuier).
“Il eut été bon pour lui qu'il ne soit pas né cet homme là”
La question de la préexistence de l'âme avant la naissance (et de sa
possible réincarnation) était posée dans cette malédiction prêtée à Jésus
par Marc et reprise par Matthieu. C'est ce que soulignait Jérôme de
Stridon :
“Il ne faut cependant pas conclure de ces paroles
que Judas ait pu exister avant de naître, par la raison que le bien ne
peut arriver qu’à celui qui existe ”(Catena aurea).
Un siècle plus tôt, les Écoles de Chammaï et de Hillel avaient débattu
durant deux ans et demi pour savoir si la création de l’homme était ou non
une bonne chose. Elles en vinrent à conclure qu il aurait mieux valu que
l’homme
ne fût pas créé, mais du moment qu’il a été créé, qu’il “fouille”, et
d’autres disent : qu’il “scrute” dans ses actes. Erouvin 13b. En
arrière-fond il faut citer Qoéleth qui se lamentait ainsi sur
l’absurdité de la vie humaine:
Et plus heureux encore que
ceux qui sont morts, sont ceux qui ne sont jamais nés.
Reste à souligner que le texte de Luc est indemne de la malédiction de
Judas prêtée à Jésus par Marc et Matthieu.
La Cène, Pala d'Oro,
Basilique St Marc de Venise

22
Et comme ils mangeaient, prenant du pain, il
prononça la bénédiction et rompit et le leur donna et dit :
“Prenez, ceci est mon corps.”
[
ayant prononcé la bénédiction, il rompit...].
À la parole “
ceci est mon corps” de Luc 22.20D05, Marc a adjoint
l'ordre “prenez” et Matthieu 26.26 celui de manger.
23 Puis prenant la coupe,
rendant grâce, il la leur donna et tous en burent. 24 Et il leur dit:
“Ceci est mon sang, celui
de l’alliance [.], celui versé pour beaucoup. D05, W
Au v.24 le premier τό
= celui, a disparu d'une partie des
manuscrits et dans une grande partie d'entre eux fut rajouté l'adjectif
“nouvelle”
après
“alliance”.
Aussi lit-on :
- en D05 et W, “
mon sang, celui de l'alliance” ;
- en B03, C04, א, “
mon sang de l'alliance”;
- en A02 et les manuscrits de la tradition byzantine “
mon sang, celui
de la nouvelle alliance”. Cette parole sur la coupe était prononcée
après que tous en aient bu et alors qu'elle était vide. Les apôtres y
auraient donc bu sans la connaissance que c'était le sang du Christ.
Ces aléas sont manifestement le fruit d'un embarras rédactionnel qui se
retrouve aussi chez Paul en raison de l'interdit biblique de boire le sang
:
Il prit la coupe, et dit: Cette coupe est la nouvelle alliance en
mon sang; faites ceci toutes les fois que vous en boirez en
mémoire de moi. 1Co11.25. L'ordre
“faites ceci” ne
renvoie pas à un geste précis, et Jésus ne disait pas
“ceci est mon
sang”.
25 La “nouveauté”
Marc 14.29 / Mt 26.25 (D05
K Γ157 179) |
Mt 26.28
|
Luc 22.16 D05
|
Luc 22 .18 |
Amen, je vous dis que je ne proposerai
plus de boire du fruit de la vigne jusqu'à ce jour où je
le boirai nouveau dans la royauté de Dieu. |
car ceci est mon
sang de la nouvelle alliance pour beaucoup versé
en pardon des péchés. |
16 - Je vous dis
en effet : plus du tout je ne mangerai de cette pâque,
jusqu'à ce que, nouvelle, elle soit consommée
dans la royauté de Dieu”
|
18 - Car je vous dis : à partir de maintenant, certes, je ne
boirai plus du fruit de la vigne jusqu'à ce que vienne la Royauté
de Dieu !” |
La promesse de la nouveauté accompagne :
- Le vin nouveau selon Marc et Matthieu.
- la pâque nouvelle selon Luc 22.16 (D05);
- l'alliance nouvelle selon Matthieu 26.28 (D05).
- Le fruit de la vigne sous l'expression du “vin nouveau” n'a pas donné
lieu à un développement liturgique.
- La “nouvelle pâque” qui devint sous la plume de Paul une pâte neuve et
sans levain (1Co 5:7-8), un mystère à la fois nouveau et ancien dans
l'homélie de Meliton de Sardes (avant 180) fut reprise dans la
liturgie byzantine et orthodoxe.
- Le thème de la “nouvelle alliance” développé dans l'Épître aux Hébreux a
eu un retentissement dans les premières communautés chrétiennes qui se
sont distancées du Judaïsme.
26 Ayant psalmodié, ils se
rendirent au Mont des Oliviers.
Nouvelle attention de l'évangéliste à la liturgie hébraïque.
27 “
Je frapperai le berger et les
brebis se disperseront.”
Une parole qui attribue la dispersion des apôtres lors de l'arrestation à
l'action divine. Elle offre une analogie avec Za 13:7 (selon la LXX, A) :
“
Frappez le berger et se disperseront les brebis, et J'étendrai ma
main contre les bergers”. Dans le texte hébreu “Je” y représente
“le
Seigneur des armées” châtiant les pasteurs (indignes). Or, la
fuite des apôtres n'était pas la conséquence d'un châtiment divin mais de
leur propre faiblesse; aussi, ce que Marc considérait comme issu des
Écritures et contribuait à établir la théologie rédemptrice, permettait
également de disculper les disciples.
28
Mais après avoir été relevé,
Je vous précéderai en Galilée.
Le verbe
réveiller, relever est à l'infinitif passif. Dans ses
annonces de la
résurrection communes à Luc, Jésus employait le verbe
se lever
à l'actif.
La Galilée représentait pour l'évangéliste un microcosme, image à venir de
l'évangélisation faite par les disciples autour du Bassin Méditerranéen.
Galilée serait à lire ici dans le sens métaphorique de “carrefour des
païens”(Is 9.1).
Selon Luc Jésus avait intimé à ses disciples de ne pas quitter la Judée
avant qu'ils ne soient revêtus de la puissance d'En haut. Cette
contradiction entre les évangiles pourrait venir de la différence entre
les époques de rédaction : Luc, dansssa proximité avec les faits rendait
compte de l'évangélisation à Jérusalem et en Judée tandis que, quelques
décennies plus tard, Marc se polarisait sur l'évangélisation des nations
autour du Bassin Méditerranéen.
29
Pierre lui dit: Si tous sont scandalisés pas
moi je me scandaliserai.(D05)
La répétition du verbe en fin de phrase a du paraître superflue
puisqu'elle a disparu de l'ensemble des manuscrits
32
Γησαμανὶ, D05 Gesamani
It
d
Une orthographe à laquelle fut ajouté un θ qui s'est imposé : Γεθσαμανὶ .
D'où l'affirmation qu'il s'agirait d'un terme sémitique formé de “gat”
le
pressoir et “shemen”, l'huile mais qui dispose d'assez peu
d'assises, d'autant que l' orthographe du terme varie d'un manuscrit à
l'autre tant en Marc qu'en Matthieu.
Jésus aurait alors laissé ses disciples en disant qu'il allait prier mais
sans leur recommander de s'associer à lui ; pourquoi les avait-ils emmenés
avec lui au plein milieu de la nuit si ce n'était pour l'assister ?
33
Et prenant Pierre Jacques et Jean avec lui, il
commença à éprouver frayeur et angoisse.
De même qu'il s'était manifesté à eux dans sa gloire sur la montagne de la
transfiguration, Jésus éprouvait la nécessité de faire connaître à ses
disciples les plus proches ses sentiments intimes et il leur recommandera
de veiller avec lui. Etait ainsi mis en relief son combat psychologique.
35 Et s'avançant un peu il tomba
à terre sur sa face.
D05 G Θ 125 1424
f1-13
Sur sa face : le détail est dans le parallèle de Matthieu 26.39. Selon Luc
il se serait agenouillé.
35 Prière de Jésus
Comparaison entre le codex Bezæ et le Texte Alexandrin de la prière gardée
par Marc et celle gardée par Luc.
|
Luc XXII 45 |
Marc XIV |
D05 |
Père, non pas ma
volonté, mais la tienne qu'elle advienne: Si tu veux,
emporte cette coupe, loin de moi. |
35 Et il priait s'il est possible que s'éloigne de lui cette
heure.
36 Et il disait : Abba Père toutes (choses) te sont
possibles :
Emporte cette coupe loin de moi. Mais non point ce que
moi je veux mais ce que toi tu veux. |
TA |
Père,
si tu veux emporte cette coupe loin de moi ; cependant
non pas ma volonté mais la tienne qu'elle advienne. |
35 Et il priait afin
que s'il est possible s'éloigne de lui l'heure.
36 Et il disait : Abba Père toutes choses possibles à toi :
Emporte cette coupe loin de moi. Mais non point quoi moi je veux
mais quoi toi. |
Le verset 35 de Marc est-il une phrase introductive préparant à la prière
qui suit, ou bien fait-il partie de la prière elle-même ?
Y est formulé une éventualité : “s'il est possible que” ; par contre, la
prière du v36 détient l'affirmation que tout est possible à Dieu.
Était-ce, dans le cœur du Christ, le passage du doute à la foi ? À moins
que ce ne soit l'expression du doute chez l'évangéliste et de la confiance
de la part du Christ ? Cette alternative a provoqué l'insertion de la
conjonction
afin que dans le TA de manière à ce que le v 35
soit lu comme une phrase introductive due au rédacteur.
Toutes choses te sont possibles : le verbe est au pluriel là où
est attendu un singulier, puisque le sujet est au pluriel neutre. De fait
il a été éliminé dans le TA.
Au v.36 en D05 Θ 565, la réitération du verbe vouloir en fin de phrase a
été supprimée dans le TA.
Jésus se faisait tout petit devant le Père, exprimant sa confiance en sa
toute puissance
(“tout t'est possible”) et mettant en application
une exhortation qu'il avait faite au père d'un enfant épileptique :
“
Si tu peux , crois! Tout est possible à celui qui croit” Mc 9.23.
Une telle affirmation de foi, propice à contrecarrer le doute de la phrase
précédente, peut être attendue du Messie ; mais du “Fils de Dieu” en
va-t-il de même ?
En conséquences, pour Marc, le Fils de l'homme vivait dans la foi et non
dans la pleine conscience de son identité divine. Pour échapper à sa
Passion, il cherchait à attendrir le Père en l'appelant affectueusement du
nom araméen de
“Abba” , et malgré son angoisse, il se
soumettait à sa volonté.
Les phrases de la prière se présentent dans l'ordre inverse de celles de
Luc en D05. Le sens n'est plus le même. Selon Luc, Jésus avait la volonté
de vivre sa Passion jusqu'au bout ; il suppliait le Père de l'amener à y
renoncer si c'était sa volonté. En effet, uni à Lui, il discernait combien
sa souffrance se répercutait sur le cœur du Père. Se révélait ainsi la
relation du Père et du Fils, leur connaissance mutuelle, leur unité
intrinsèque.
Marc ne faisait pas la même lecture que Luc de la relation de Jésus au
Père et son récit offre une permutation des phrases par rapport à celles
de
Luc selon D05 ; la
supplication est inverse : Le Christ désirait échapper à la Passion à
laquelle le Père le soumettait. Il épousait la nature humaine jusque dans
ses réflexes vis à vis de la mort. Il se soumettait au dessein de salut
que le Père avait sur lui, donnant sa vie en rançon (cf. Mc 10.45)
C'est à l'auteur de l'Épître aux Hébreux que revient la théologie de la
Rédemption développée par Paul, reprise et adoptée jusqu'à nous; elle
imprègne l'Évangile de Marc et de Matthieu ; par contre l'Évangile de Luc
en est exempt. C'est un élément très significatif en faveur de
l'antériorité de sa rédaction par rapport à la leur.
Delacroix, prière de Jésus à Gethsemani, Paris église St Paul
St Louis.
41
Et il vient pour la troisième
fois et leur dit : vous dormiez, au reste vous vous reposiez ! Il
suffit; la fin et l'heure : voici qu'est livré le Fils de l'homme aux
mains des pécheurs.
Dormir et reposer peuvent êtres lus à l'indicatif présent ou imparfait,
comme à l'impératif. Jésus s'exclamait, comme les fois précédentes, qu'ils
puissent dormir au lieu de prier avec lui ; à moins qu'il n'ait exprimé
son étonnement par une question?
ἀπέχει a été considéré par le traducteur latin, qui s'appuyait sur la
tradition alexandrine, comme un impersonnel semblable à l’ἄρκει de Lc
22.38 D05: sufficit,
Il suffit!
La phrase grecque, ἀπέχει τὸ τέλος καὶ ἡ ὥρα·, s'offre à différentes
lectures comme les ont répercutées les copistes; mais son sens demeure
obscur car ἀπέχει peut avoir τέλος pour sujet ou complément et peut être
rapproché de son antonyme en Marc 3.26:
“Si Satan se dresse contre
lui même et se divise, il ne peut tenir mais il touche à sa fin
(τέλος ἔχει). ”
En Luc 22.37 l'expression concerne une parole de l'Écriture qui
s'accomplit en Jésus :
“Ce qui me concerne touche à sa fin.”(τέλος
ἔχει).
Mais avec ἀπέχει la fin paraît au contraire s'éloigner.
43
Comme il parlait encore,
arrive Judas Scarioth un des Douze, et avec lui une foule nombreuse avec
des épées et des bâtons de chez (παρὰ) les grands prêtres et de la part
(ἀπὸ) des scribes et des anciens.
La présence de la préposition ἀπὸ devant les scribes et les anciens marque
bien la différence d'avec les grands prêtres. Ceux qui vinrent arrêter
Jésus venaient directement de la maison du grand prêtre où ils
retourneront avec Jésus. Scribes et anciens avaient, quant à eux, donné
leur accord à cette arrestation.
Marc n'a pas suivi le très étonnant récit lucanien selon lequel les
grands-prêtres faisaient partie du groupe de ceux qui arrêtèrent Jésus ;
se trouve ainsi atténué le côté excessif de leur rôle.
44 σημεῖον, est un
un repère, un signe
; les
signes de l'alliance entre Dieu et son
peuple scandent les écrits bibliques, Dieu donnant des signes comme celui
de l'arc en ciel à Noé pour signifier l'amitié entre Lui et
l'humanité.
En recherchant un moyen de désigner Jésus dans l'obscurité, Judas n'avait
pas choisi n'importe lequel et Jésus lui dit :
“Par un baiser tu
livres le Fils de l'homme!” Luc 22.48. Le signe de l'intimité et
de la prédilection devenait celui de la trahison.
Dans le NT σημεῖον est utilisé à propos des prodiges et signes
miraculeux. C'est pourquoi certains copistes ont donné ici la
préférence à σύσσημον qui est un simple
signal propice à
l'identification de celui qui devait être arrêté.
51
Un certain jeune homme les
accompagnait enveloppé d'un linceul sur son corps nu, et ils
l'arrêtèrent.
Alors que tous s'étaient enfuis, ce jeune homme se mit à suivre le groupe
de ceux qui avaient arrêté Jésus.
Il “les” accompagnait avec un pronom pluriel à l'accusatif, là où est
attendu un datif. Ce pluriel semble désigner l'ensemble des disciples.
C'est eux qu'il suivait, avant même de suivre Jésus.
Pour les uns ce jeune homme serait l'évangéliste lui-même; pour d'autres
un lien serait à faire entre la perte de son drap de lin,
l'ensevelissement du Christ dans un drap de lin et le jeune homme apparu
le matin au tombeau enveloppé, cette fois, d'une robe blanche. Cet épisode
que Matthieu n'a pas répercuté a pu donner lieu à l' “
Évangile secret
de Marc” une supercherie de Morton Smith.
55
Les grands prêtres et tout le
Sanhédrin cherchaient un témoignage contre Jésus afin qu'ils le mettent
à mort mais ils ne trouvaient rien.
Que le sanhédrin au grand complet ait été réuni de nuit, après le repas de
la Pâque, dans la maison personnelle du grand prêtre, voilà qui contredit
toutes les règles du temple. Y rajouter la comparution de témoins nombreux
rend plus que suspect ce procès nocturne.
Cherchant à faire condamner et exécuter Jésus par l'autorité civile, ce
que manifeste l'ensemble du procès, ils ne souhaitaient pas le faire
eux-mêmes. De fait le choix du subjonctif aoriste ἴνα θανατώσουσιν en
D05,Θ,1071 a été relayé par l'infinitif εἰς τὸ θανατῶσαι
pour le
mettre à mort dans les autres manuscrits, de manière à ne pas
indiquer explicitement le sujet du verbe. Ce changement n'a pas été opéré
dans le parallèle matthéen ὅπως θανατώσωσιν (26.59).
58
“Nous l'avons entendu dire que : Je détruirai
le temple fait par des mains et après trois jours je relèverai
(ἀναστήσω) un autre non fait par des mains.”
“Relever” au lieu de “construire” est en D05 et l'Itala. Or relever est le
verbe de la résurrection. Le témoignage porté contre Jésus renvoie
directement à cette parole sur la destruction du temple:
“Et après
trois jours un autre sera relevé sans les mains” (Mc 13.2 D05, W,
Itala). Jésus parlait de lui-même, de sa résurrection. Mais cette parole
était trop obscure pour être comprise des personnes présentes, si bien
qu'elle donna lieu a un “faux témoignage”. Et si elle n'a pas été gardée
dans le Texte Alexandrin c'est peut-être bien parce que son
insertion dans le chapitre 13 ne paraissait pas naturelle. Aussi
“construire” a été substitué ici à “relever” pour une meilleure
harmonisation avec Mt 26.61.
Dans la bouche des témoins l'avertissement d'une prochaine destruction du
temple devenait une malédiction à laquelle Jésus semblait vouloir donner
lui-même un accomplissement.
61 Toi tu es le Christ, le Fils
du Béni ( τοῦ εὐλογητοῦ) ?
Marc s'est servi d'une expression permettant de ne pas avoir à énoncer le
nom divin יהוה et qui dans la liturgie est remplacé par
Ha Kadosh Bachour
hou “le Saint Béni-Soit-Il”. L'adjectif בָּרוּךְ / εὐλογητὸς
accompagne le nom Κύριος notamment en Ex 18.11.
C'est là un nouveau signe de l'attention de l'évangéliste à la liturgie
hébraïque dans ce chapitre, mais une attention qui ne rejoint pas le
rituel dans sa pratique courante puisque nulle part dans les livres
bibliques, l'adjectif ainsi substantivé n'est pris pour un substitut du
tétragramme. En outre,
“Fils du béni” est unique, à la différence
de
“Fils de Dieu” qui se retrouve sur les lèvres du centurion au
pied de la croix (Mc 15.39). Par le choix d'expressions différenciées
s'inscrivait une hiérarchie, car le centurion romain ne faisait pas
référence au Dieu Unique mais à une divinité du panthéon romain.
62b et vous verrez le Fils de
l'homme siégeant à la droite de [la] puissance [.] avec les nuées du
ciel.
Le latin a complété par “uenientem”, le verbe qui semble manquer
dans le texte grec.
Cette parole a été rédigée à partir de deux autres paroles de Jésus
gardées par Luc:
I
- Luc 21.27 / Mc 13.26 |
II - Luc 22.69
|
III
- Mc 14.62 b |
D05
Et alors ils verront
le Fils de l'homme venant
dans une nuée et dans une abondante puissance et
gloire. |
D05 Désormais le Fils de l'homme
siégera à la droite de la puissance de Dieu.
|
D05:Et
vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite de [la]
puissance [..] avec les nuées du ciel.
|
NA28 Et alors ils
verront
le Fils de l'homme venant
dans une nuée avec
puissance et abondante
gloire.
|
NA28 Désormais le Fils de l'homme
siégera à la droite de la puissance de Dieu. |
NA28: Et vous
verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la
puissance de Dieu, et venant avec les nuées du
ciel. |
Colonne 1 : Les versets sont identiques en Marc et en Luc
dans le codex Bezæ et ils ont été retouchés similairement dans le texte
standard (NA28).
La venue du Fils de l'homme était annoncée par Jésus au terme d'une
succession de fléaux apocalyptiques et les humains le verraient alors dans
sa manifestation glorieuse,
dans une “nuée”. La nuée au
singulier est à distinguer de son pluriel “les nuées du ciel” ou “les
nuages”.
Bas
relief du Ier siècle provenant de Palmyre, Louvre.
Sur les trois divinités, deux sont “nimbées” d'un halo solaire.

Et
en effet, la nuée est dite lumineuse par Matthieu 17.3 ; elle est
directement associée à la lumière et au feu en Ex 14.20, Nombres 9.
15&16, Job 37.15, ou bien à la lumière colorée de l'arc en ciel
(Gn 9.15) quand elle n'est pas différenciée de la ténèbre (Ps 96/97.2).
Elle est ainsi expression de gloire comme ce halo lumineux qui, dès
une haute Antiquité, entourait les divinités païennes; ce halo était
dénommé par les Romains
nimbus qui désignait aussi la
nuée
(en hébreu ענן , en grec νύμφη ). Aussi conviendrait-il de se représenter
le Fils de l'homme venant “dans la nuée” non point sur un nuage,
mais environné de lumière (cf. Luc 9.29, 17.24) ; aux témoignages des
voyants c'est dans la lumière que, depuis des siècles, le Christ et la
Vierge apparaissent.
Colonne 2 : Selon Luc, devant le sanhédrin rassemblé,
Jésus annonçait que désormais le Fils de l'homme — et à travers lui
l'humanité — siégerait auprès de Dieu. Tel était le bénéfice apporté par
son incarnation à l'humanité.
Colonne 3 : Selon Marc, Jésus
prophétisait aux membres du Sanhédrin qu'ils verraient le Fils de l'homme
siéger auprès de Dieu avec “les nuées du ciel”. Il ne s'agissait plus
alors de la nuée lumineuse mais des nuées du ciel, les nuages.
Que Jésus ait consenti à ses juges la faveur de le contempler sur des
nuages paraît bien improbable, et dans le contexte du procès une telle
réponse de sa part serait plutôt dérisoire : Aurait-il imaginé s'envoler
devant eux?
Mieux vaut admettre que Marc a conjugué les deux versets de Luc (21.27 et
22.69), sans réaliser que sa synthèse était peu compatible avec le procès.
Il est manifestement redevable à Luc qu'il a réécrit.
Soutenir l'inverse en affirmant que Luc dépendrait de lui reviendrait à
prêter intentionnellement à Jésus des propos inconsidérés.
62a
Jésus en réponse lui dit :
ἐγώ εἰμι (
Je Suis),
Cette parole est examinée ici après celle de la phrase
62b,
pour correspondre à l'ordre du parallèle lucanien auquel Marc est
redevable, comme le montre l'analyse du verset.
Selon Luc, Jésus fut questionné sur sa messanité “
Toi tu es le Christ
?” et il répondit en tant que Fils de l'homme, ce qui amena le
questionnement :
“Toi tu es le Fils de Dieu ?”
Selon Marc les questionnements étaient réduits à un seul, Christ et Fils
du Béni étant considérés comme synonymes.
Luc 22.70
|
Marc 14.61-62
|
Mais
tous dirent: “Toi tu es le Fils de Dieu?
Lui leur dit : “Vous vous dites que Je Suis” |
Toi
tu es le Christ, le Fils du Béni? Jésus en réponse lui
dit : Je
suis ; et vous verrez le
Fils de l'homme...
|
En posant sa question, le grand prêtre avait évité de prononcer le nom
divin (cf.
v. 61). Or, la réponse de Jésus avec
ἐγώ
εἰμι s’offre à deux traductions possibles :
- L'affirmation “C'est moi”
(cf. 1Ch 21:17)
- “Moi Lui” , comme substitut du
tétragramme, en référence à Dt
32:39 ( dans les livres bibliques, le grec ἐγώ
εἰμι ne recouvre pas le Nom divin mais son substitut
cf. Luc 22.70).
Or, au vu de la réaction du grand prêtre qui déchira son vêtement en
s'offusquant d'un blasphème, il semble que pour Marc Jésus ait prononcé en
hébreu le tétragramme יהוה :
63 Or le grand prêtre déchirant
ses vêtements dit : Quel besoin avons-nous encore de témoins? 64 Vous
avez entendu son blasphème.
Le grand prêtre aurait déchiré son vêtement au blasphème qu'aurait
prophéré Jésus. Mais ce verset présente deux difficultés:
- La première tient au fait que la Torah interdisait au grand prêtre de
déchirer ses vêtements en marque de deuil (Lev 10.6 & 21.10). Il
ne devait le faire ni de ses propres vêtements ni, et à plus forte raison,
des habits sacerdotaux, ces habits précieux qu'il revêtait pour le culte.
La même interdiction concernait aussi les simples prêtres (Lev 10.6) ; il
leur avait été néanmoins concédé de marquer le deuil pour leurs parents
les plus proches (Lev 21.1-3). C'est vraisemblablement pour la même raison
que le traité talmudique Horayot, 3. 5 (repris par Maïmonide, Sefer Torah,
Klei
Hamikdash, c. 5. sect. 6) garde l'autorisation faite au grand prêtre
de déchirer le bas de son vêtement. Néanmoins au témoignage du Premier
Livre des Maccabées
XI.71
et au Second Livre de la Guerre des Juifs
XV.4,
déchirèrent leur vêtement lors d'un événement sans rapport avec le décès
d'un proche.
Rien, donc, ne permet de remettre en cause la déchirure que le grand
prêtre, en l'occurrence Caïphe, aurait appliquée à son vêtement
contrairement aux prescriptions juridiques.
- La seconde difficulté réside dans le blasphème attribué au Christ et qui
l'aurait conduit à la mort.
Était considérée comme un blasphème passible de la peine de mort la
prononciation du Nom divin. Codifiée par le traité Sanhedrin 56a (cf.
également Maïmonide, Sefer Torah,
Shoftim
9 2&7), l'accusation de blasphème devait mettre en avant la
volonté de maudire le Nom en l'énonçant et il fallait que cette
énonciation ait été ouïe de témoins susceptibles d'en témoigner devant des
juges. Elle donnait lieu à la déchirure du vêtement manifestant le deuil
pour le condamné qui devait être exécuté. La prononciation d'un substitut
du Nom divin était jugée répréhensible, mais elle ne conduisait pas à la
peine de mort (cf
Luc
22.70).
Marc pensait-il que
ἐγώ εἰμι recouvrait
le nom divin יהוה et considérait-il que Jésus avait énoncé le tétragramme
donnant lieu à l'accusation de blasphème ? Or
ἐγώ
εἰμι ne recouvre pas le tétragramme mais son substitut.
Prenait-il pour une malédiction le témoignage du v 58
“Je détruirai
le temple fait par des mains et après trois jours je relèverai un autre
non fait par des mains” ? S
i ce verset
devait être considéré comme une malédiction, il n'incluait pas pour
autant le tétragramme. Toutes les conditions du traité Sanhédrin
n'étaient donc pas réunies.
La formulation du
v.62b tend à prouver que Marc était
redevable à Luc selon qui Jésus n'avait pas blasphémé et ne fut pas accusé
de blasphème (cf
Luc
22.70) ; et s' il fut traduit devant l'autorité romaine
c'est sous le prétexte de raisons politiques. En dramatisant les paroles
et la gestuelle du grand prêtre Marc a pu vouloir conférer au procès
religieux un caractère plus décisif. Toutefois, en mettant sur les lèvres
de Jésus une
parole de malédiction contre le temple il
a mis le doute sur ses intentions. En l'accusant de blasphème, il a laissé
entendre qu'il n'avait de respect ni pour la Torah ni pour le sacerdoce du
temple.
64 Tous le condamnèrent comme
passible de mort.
Condamner et
passible de sont incompatibles.
- Condamner (κατακρίνω) suppose la sentence d'un juge à une peine.
- Déclarer un individu passible de mort constitue une simple remarque sur
un état de fait; mais ce n'est pas un jugement.
Soit le Sanhédrin condamnait Jésus à la peine de mort et la faisait
exécuter, soit il le considérait comme passible de mort et déléguait la
sentence à une autre autorité. Soit l'un soit l'autre, mais pas les deux
ensemble.
C'est pourquoi Matthieu (
26.66)
a rectifié ce verset.
65
Luc XXII |
Marc 14 D05 |
Marc 14 NA28 |
63 - Or les hommes qui le détenaient
se moquaient de lui 64 et lui ayant
voilé le visage, ils le frappaient et disaient: prophétise, qui
est-ce qui t'a battu ? 65 Et beaucoup d'autres
(choses),
blasphémant, il disaient entre eux. |
65 Et certains se mirent à lui cracher
au visage et ils le frappaient en lui disant : Prophétise! Et avec
des coups ils le prenaient avec des coups
|
Et certains se mirent à cracher sur
lui, à lui voiler le
visage et à le frapper, en lui disant: Prophétise! Et les
serviteurs le prirent avec des coups. |
Selon Luc les gardes jouaient à demander à Jésus qui l'avait frappé alors
qu'il ne pouvait les voir puisqu'ils lui avaient voilé le visage. Le texte
de Marc en D05 en est un un abrégé et l'action en est attribuée aux
membres du Sanhédrin eux-mêmes.
Les copistes du Texte Alexandrin ont rajouté en Marc le voile sur le
visage de manière à expliciter le sens de l'ordre “prophétise!” et ils ont
prêté l'action de la dernière phrase, qui suggère le viol, aux serviteurs.
66
Comme Pierre se trouvait dans
la cour [.],vint vers lui une des servantes du grand prêtre;
À l'adverbe “en bas” absent de D05, ψ, 565, 69, 067, Itala, Sy
s,
correspond en Matthieu “dehors”. Il a paru important, en effet, de
préciser que Pierre ne se trouvait pas dans le même lieu que Jésus quand
le coq se mit à chanter. Autant l'ajout est compréhensible, autant les
motifs de sa suppression font défaut.
La tendance de Marc à ne pas exacerber les situations critiques se
vérifierait encore ici. Il ne souhaitait pas laisser entendre,
contrairement à Luc, que Pierre avait renié trois fois en la présence même
de Jésus ; c'est pourquoi il a placé le procès de nuit ; cela lui a permis
de positionner Jésus dans un lieu autre que la cour du palais où Pierre se
chauffait.
68
et un coq chanta.
Une partie des manuscrits avec B03 ne comporte pas cette phrase.
72
Et aussitôt pour la seconde
fois un coq chanta. Et Pierre se souvint de la parole qu'avait dite
Jésus [...].
Le coq avait en effet chanté une première fois au v.68. “Pour la seconde
fois” est absent de quelques manuscrits dont א, L, 579.
La parole dite par Jésus n'est pas rappelée ici dans le codex Bezæ et
l'Itala et le lecteur est contraint de remonter au verset 30 :
“Cette
nuit avant que le coq chante trois fois tu me renieras.”
Matthieu l'a quant à lui insérée dans son verset 26.75.
Familier des tripartitions Marc a semblé vouloir rattacher les “trois
fois” aux reniements de Pierre comme aux chants du coq. Néanmoins au cours
de son récit, il n'a intégré que deux chants, laissant le troisième se
perdre dans l’aube matinale.
Dans les autres manuscrits la parole de Jésus est bien rappelée à ce
moment du récit, mais le compte des chants du coq diffère de manière à
coller au récit de Marc:
“Avant que le coq chante deux fois,
trois fois tu me renieras” ; ainsi les copistes furent amenés à
citer les paroles de Jésus tout en les reformulant, mais sans pour autant
toucher à la parole initiale du v.30.
L' incongruité n'est pas en faveur de Pierre, car dès le premier chant du
coq, n'aurait-il pas du se souvenir de l'annonce faite par Jésus sur son
triple reniement ? Lui a-t-il fallu réellement attendre le second pour
tout à coup se “réveiller”?