Commentaire de l'évangile de Luc selon le codex Bezae Cantabrigiensis, chapitre V1







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Luc Chapitre VI

Le Sabbat , l'Appel et la Loi Nouvelle.





1  - Et il advint.

[Or il advint]
Cette formule avec καὶ et non point δὲ noue un lien entre la parole prononcée au verset précédent, en 5,38, et le récit venant à la suite qui lui sert d'illustration. καὶ s'inscrit dans la continuité alors que δὲ instaure une rupture. Le petit épisode sur la cueillette des épis, dans le codex de Bèze n'est justement pas clos par une conclusion, ce qui incite à lui appliquer la parole antérieure de Jésus: "à vin nouveau, outres neuves" . Jésus, en attribuant à ses disciples les prémices du blé réservées aux seuls prêtres, étendait les prérogatives de ces derniers aux fidèles eux-mêmes; n'était-ce pas à ses disciples, qu'il proposait de constituer un vêtement et un vin nouveaux, jusqu'à risquer de faire éclater l'étroitesse des structures anciennes?

Dans un sabbat second - premier.
[dans un sabbat] 
Second-premier : cette expression abrégée qui a été effacée dans les parallèles évangéliques et partie des manuscrits de Luc, serait-elle un casse-tête indéchiffrable? Elle est à lire dans le contexte particulier du codex Bezae et de ses autres mentions du sabbat notamment Lc 24,1 et Ac 20,6-7. Elle pourrait circonscrire un moment précis de l'année liturgique, suivant un ordre décroissant observé dans les livres bibliques: année, mois, jour. C'est bien dans l'année liturgique, qui commence au printemps, que les mois sont nommés par leur numéro alors que dans l'année civile qui débute à l'automne, ils ont une dénomination babylonienne. Serait-ce dans le second mois de l'année liturgique, le premier sabbat?
Le contexte du récit évangélique permet justement de préciser la saison, car en ce jour là les disciples se firent reprendre par les pharisiens pour avoir mangé des épis de blé. Ils ne s'étaient pas fait reprocher de violer le sabbat mais de manger des épis pendant la période dite des sabbasin (v.2). Au printemps, durant la période de l'Omer, qui débute au lendemain de la Pâque et court sur sept Sabbats, étaient cueillis les premiers épis de blé en vue de l'offrande au Temple le jour de la Pentecôte. Les simples israélites ne devaient pas même toucher ces offrandes de leurs mains (Cf Jdt 11,12-13). Cela pouvait donc se passer durant le second mois de l'année liturgique - correspondant au mois d' iyyar dans l'année civile - c'est-à dire début mai. A cette époque le blé devait commencer à mûrir. Aussi le sabbat second-premier pourrait correspondre au premier sabbat du second mois de l'année liturgique, une quinzaine de jours environ après la Pâque.

Durant les Sabbasin
Une expression au datif pluriel de la troisième déclinaison, employée pour la seconde fois (cf. note sur 4,31); elle ne réapparaît pas dans le codex de Bèze en Lc 6,9 ni en 13,40. Elle n'est pas à confondre avec celle de la seconde déclinaison, σαββάτοις, courante dans la Septante, et adoptée en Luc mais au singulier seulement . Τοῖς σαββάσιν semble lié à un temps liturgique précis, dont aurait fait partie le sabbat second-premier (cf. note précédente); une allusion est décelable dans le livre du Lévitique selon l'hébreu:
"Vous compterez pour vous à partir du lendemain du Chabat, à partir du jour où vous aurez apporté la gerbe du rite de présentation, sept chabatot complètes." Lv 23,15.
Un décompte de sept Chabatot - c'est à dire sept semaines pleines - rythmait les jours allant de la Pâque à la Pentecôte. Dans ce verset, Chabatot est écrit en héhreu en toutes lettres dont la voyelle vav, ce qui n'est le cas d'aucune autre occurrence du canon du Pentateuque; aussi Chabatot n'y a pas son sens habituel de Sabbats, mais de semaines, comme l'a bien compris la Septante avec la traduction ἐβδόμαδας. Il se pourrait donc que σαββάσιν soit un calque grec de l' hébreu chabatot que Luc préférait à la traduction de la Septante. Ce serait là une autre trace d'un glossaire propre aux lévites et dont cet évangile présente plusieurs exemples (la purification de Jésus comme coutume de la loi, 2.27; le sabbat second-premier, 4.16, le un des jours  5.17, 20.1, le un des sabbats 24.1).
Les deux autres synoptiques ont usé de σαββάσιν pour le sabbat en général (Mc3,2-4 et Mt 12,5). Mais nombre d'imprécisions relevées dans leurs écrits ne milite pas en faveur du fait qu'ils aient eu une connaissance exacte du vocabulaire qu'ils employaient (à noter que le Vaticanus lit σαββάσιν en Mt 12,1 et 12).
En I M2,38, on lit σαββάσιν dans le Vaticanus mais σαββάτοις dans l'Alexandrinus.
Concernant les manuscrits de Flavius Josèphe, les scribes ont hésité entre les deux déclinaisons (σαββάτοις AJ 11/346,12/4, σαββάσιν 13/337,16/163,168, Vita 279; incertitude en BJ 1/146, AJ 13/252); l'orthographe de ces manuscrits qui ne sont pas antérieurs au XIème siècle demande à être maniée avec prudence.
Se pourrait-il qu' au cours du premier siècle, parmi les chrétiens notamment, σαββάσιν ait communément pris le relai de σαββάτοις par méconnaissance des raisons de la distinction initiale faite en milieu sacerdotal?
Quoi qu'il en soit, Jésus avait inauguré cette période des sept semaines ou "chabatot", peu avant, en enseignant dans les synagogues de Galilée (4,31). Peu après, il était en Judée (7,17), peut-être pour le pèlerinage de Pentecôte?

  4 - Les pains de la présentation.
[les pains de proposition]
L'épisode fait référence à 1S 21,7 où le prêtre remettait à David des pains de proposition ; dans ces conditions pourquoi parler de pains de “présentation” et comment expliquer cette anomalie qui se rencontre également en Mt 12,4D et Mc 2,26D? Le rédacteur du codex de Bèze semble s'être aligné sur la tradition de la LXX transmise par le codex Alexandrinus, et selon lequel des pains étaient “présentés” lors de la consécration du grand-prêtre Aaron et de ses fils à la néoménie du premier mois de la seconde année après la sortie d'Egypte (Ex 40,23); quel lien établir avec l'épisode des épis pendant le sabbat “second-premier” et faut-il en établir un?  les dates offrent un mois d'écart, nisan pour la sortie d'Egypte, Iyar pour l'épisode des épis. À travers les mots, l'auteur reliait les différents épisodes sur l'offrande des pains, un leitmotiv en Luc.

Et il donna même à ceux avec lui - ceux auxquels il n'était pas permis de manger sinon aux prêtres seuls.
[Et il donna à ceux avec lui ceux (les pains) qu'il n'est pas permis de manger, sinon les prêtres seuls].
Jésus justifiait ses disciples en comparant l'épisode des épis à un récit de la vie de David; celui-ci avait donné à ses compagnons les pains de proposition que la loi du Temple réservait aux seuls prêtres; de simples Israélites n'étaient pas autorisés à manger la nourriture consacrée (Lv 22,10-13, 24, 5-9). Mais David, lui, était-il compris dans cet interdit? En lui remettant les pains d'oblation le prêtre Ahimélek n'avait pas émis de restriction à son encontre, mais il avait évoqué l'état de pureté de ses compagnons (1S21,2-7). Les propos de Jésus, selon le codex de Bèze, allaient dans le même sens: si les compagnons de David n'étaient pas autorisés à manger ces pains, par contre David, lui, n'était pas inclus dans l' interdit, probablement parce qu'il avait déjà reçu l'onction (cf.1S16,13) et que celle-ci l'élevait au rang des prêtres. Jésus pour sa part n'avait pas touché aux épis, toutefois il tenait à justifier ses disciples tout en laissant entendre qu'il se trouvait, quant à lui, dans le mêmes conditions que David.
A l'exemple de David, Jésus, en laissant ses disciples cueillir des épis, avait enfreint l'interdit de la nourriture réservée aux seuls prêtres. Comme on l'a vu plus haut, durant les sept semaines séparant Pâques de la Pentecôte, les prémices de blé devaient être cueillies en vue de l'offrande au Temple et ne pouvaient être consommées par les israélites. De même que David avait disposé des pains d'offrande pour ses compagnons, Jésus lui aussi - en tant que son héritier - attribuait à ses disciples les prémices de la récolte nouvelle. A travers ce geste de caractère messianique, il étendait les privilèges de l'onction à de simples israélites; on peut y lire une préfiguration de l' éclatement des structures anciennes qu'il avait annoncé par ces mots: À vin nouveau outres neuves! La pointe du récit porterait donc sur le statut du Messie issu de David et dont l'autorité se serait étendue également au milieu sacerdotal.
Les variantes imprimées au texte de Luc ont déplacé la question des personnes concernées par l'interdit, à ce qu'il était interdit de manger ( par voie de conséquences David s'est trouvé englobé implicitement dans l'interdit). Ces modifications ont rendu la phrase bancale, et l'intelligence du récit en a été obscurcie.
Alors que Marc dans sa rédaction originelle suivait Luc (Mc 2,26D), Matthieu engloba explicitement David dans l'interdit :"les pains de proposition qu'il n'était pas permis de manger ni à lui, ni à ses compagnons (Mt 12,4)". Le récit de la cueillette des épis prenait alors un tout autre sens, et Matthieu chercha à justifier David dans son manquement en prenant des exemples de violation du Sabbat par les prêtres et en déportant le débat sur le non-respect du repos sabbatique.
L'épisode des épis pose un problème d'éthique : En prenant exemple sur la vie de David, Jésus ne pouvait se désolidariser du massacre des 80 prêtres de Nob que David ne chercha pas à empêcher et dont il reconnut la responsabilité. La nouveauté instaurée par Jésus devait-elle se faire à ce prix ? 

  5a - *** [ ]
Cette partie du verset se lit à la fin du verset 10.

5b -Ce même jour, contemplant quelqu'un travaillant en Sabbat, il lui dit: “humain, si vraiment tu sais ce que tu fais, tu es heureux! Par contre si tu ne le sais pas, maudit et transgresseur tu es, de la loi !”
Ce fragment absent de tous les autres manuscrits donne un éclairage sur la façon dont Jésus se situait par rapport au Sabbat; le terme est au singulier, comme dans l'épisode qui fait suite, indiquant le jour du sabbat, septième jour de la semaine, jour de repos. Le respect dû à Dieu en ce jour était en cause. Au regard de Jésus, celui qui transgressait le repos sabbatique se trouvait être maudit et transgresseur de la Loi, à moins qu'il ne soit en mesure de justifier pourquoi il enfreignait certaines de ses contraintes; dans l'observance des commandements, Jésus renvoyait l'individu à sa conscience et sa responsabilité personnelles, éclairées par une connaissance vraie de la Torah. En un temps où la communauté des croyants se détachait de la synagogue, on comprend qu'un tel verset ait été jugé inopportun. FH Scrivener se faisait l'écho d'une opinion qui ne retenait pas ces paroles comme authentiques, Jésus ne maudissant personne; mais ici qui servait d'arbitre, n'était-ce pas la Loi ?
Bibl: E. Bammel, The Cambridge pericope. The addition to Luke 6,4 in codex Bezae, dans New testament Studies, London, 1986, 32,3, p.404-26. J Derrett Luke 6,5 reexamined, dans Novum Testamentum, 1995, 37-3, p232-48

6 - Et entrant à nouveau en sabbat, dans la synagogue où se trouvait un homme à la main sèche...
[et il advint dans un autre sabbat qu'il entra dans la synagogue et qu'il enseigna; et il y avait là un homme...].
Un sabbat: était-ce le même sabbat que le précédent? vraisemblablement non puisqu'il n'y a pas la précision du verset précédent : ce même jour. Jésus entrait à nouveau dans une synagogue; laquelle? Celle où se trouvait un homme à la main sèche. Puisqu'il y revenait, Jésus savait qu'il l'y retrouverait. Il ne fut probablement pas invité à enseigner puisque déjà on l'épiait. La refonte du verset n'en aurait pas tenu compte.

10 - Seigneur il est, le fils de l'humain et du sabbat
[seigneur il est, du sabbat, le Fils de l'humain]

Cette parole de Jésus, placée dans les autres manuscrits au v.5, se retrouve formulée identiquement en Mc 2,28; comme καὶ = et, peut signifier aussi ou même, la phrase a été généralement comprise de la manière suivante:
- le Fils de l'humain est maître même du sabbat.
Cependant l'ordre des mots peut commander une autre lecture:
- Il est Seigneur le Fils de l'humain et (le Fils) du sabbat.
“Fils de” est un hébraïsme, signifiant celui qui aime jusqu'à se faire héritier de. Dans cette ligne s'inscrivent les fils de paix (10,6) ou les fils de la résurrection (20,36). Jésus se donnait le titre de Fils de l'humain par amour des humains; il se disait fils du sabbat par amour de la liturgie du sabbat.
Après avoir vu Jésus opérer la guérison d'un homme à la main sèche, selon les signes donnés par Dieu à Moïse (Ex 4,6-9), scribes et pharisiens furent remplis de dé-raison . Est-ce l'acte de guérison qui les mettait dans cet état, ou bien la parole accompagnant le signe? Jésus n'accomplissait pas de signe sans un dévoilement de sa personne; ainsi depuis le chapitre trois, il était présenté comme engendré de Dieu 3,22, envoyé de Dieu 4,18, Fils de l'humain 5,24, héritier de David 6,3 et ici Fils de l'humain et du sabbat.
Or cette leçon selon laquelle Jésus se disait Fils du Sabbat fut censurée par un déplacement au v. 5 et un changement dans l' ordre des mots; la version qu'en avait donnée Matthieu - Il est maître du sabbat, le fils de l'humain (Mt 12,8) - a prévalu, et c'est ce sens que les traducteurs ont retenu partout.

11- Ils se demandaient entre eux comment ils le perdraient.
[Ils conversaient entre eux : que pourraient-ils faire à Jésus?]
Cette conclusion assez dramatique de l'épisode peut venir de Mt 12,14 à moins que Luc n'ait influencé ce parallèle, car le verbe perdre fait écho à perdre une vie au v. 9; d'autre part il revient en 22,2 et dans le codex de Bèze seulement. Il semblerait que décision ait été prise alors d'exclure Jésus de la synagogue, à en juger par la parole qu'il prononça peu après: heureux êtes vous lorsque les hommes ...vous excluent (6,22); une expression propre à l'exclusion de la synagogue,
Bibliogr.: E. Schürer, History of the Jewish People, 1973, vol 2. 


12 -Or il advint en ces jours là qu'il sortit.
Avec ἐκείναις à la différence du synonyme ταύταις, l'expression est significative des jours messianiques; comme en 4,2, elle signale une nouvelle étape , ici, le choix des Douze; mais elle rappelle surtout la nuit de la Nativité puisqu'on retrouve le même début de phrase qu'en Lc 2,1.

- La prière *[ de Dieu ].
Le codex de Bèze est seul à ne pas comporter les deux derniers mots. Jésus passait la nuit dans la prière. Que voulait-on dire avec l'ajout prière de Dieu? Ce n'était pas une prière adressée à Dieu, sinon au lieu du génitif il y aurait la préposition πρὸς suivie de l'accusatif.


Les Douze Apôtres

Lc 6,14-16
Simon Pierre
et André son frère
et Jacques et Jean
Philippe et Barthélémy
Matthieu et Thomas
Jacques d'Alphée
Simon le Zélote
Judas de Jacques
Judas Scarioth
Ac1,13
Pierre
Jean et Jacques
et André
Philippe et Thomas
Barthélémy etMatthieu
Jacques d'Alphée
Simon le Zélote
Judas de Jacques
Mc 3,16-19D=Mt10,2-4D
Simon Pierre
Jacques et Jean
André
Philippe et Barthélémy
Matthieu et Thomas
Jacques d'Alphée et
Lébbaios (ou Thaddée)
Simon le cananéen
Judas Scarioth
Les surnoms offerts par la liste du codex de Bèze furent en partie gommés dans les autres manuscrits, pour s'aligner peut-être sur la liste homologuée d'Actes 1,13.

13 - Lesquels il appela aussi Apôtres, premièrement, Simon lui qu'ensuite Pierre il surnomma.
[Lesquels il nomma aussi Apôtres, Simon qu'ensuite Pierre il nomma]
Les verbes appeler et surnommer se justifient mieux que le synonyme nommer , réservé dans le codex de Bèze au Nom Saint (cf 2,21).

Premièrement fait pendant à ensuite; Simon fut le premier à avoir écouté la parole de Jésus et à l'avoir mise en pratique. Aussi fut-il le premier apôtre à être appelé. Certes comme adverbe ou comme adjectif, πρώτον se justifie ici; on le retrouve dans le codex de Bèze en Ac 2,14. Toutefois cet accent sur la primauté de Pierre peut venir du parallèle de Mt10,2, dont l'influence se perçoit encore à la fin de ce chapitre. Connu sous le prénom de Simon par les disciples (24,34) Pierre reçut son surnom avec l'annonce de son reniement (22,34). Il n'est donc pas certain que ce surnom ait une connotation entièrement positive comme tendra à le faire penser Mt 16,18-19. Jésus utilisa l'image de la pierre (πέτρος à ne pas confondre avec λίθος) dans deux paraboles aux effets contrastés: enfouie profondément, c'est elle que les fondations se devaient d'atteindre pour être solides (6,48); mais comme pierre de surface, elle devenait impropre aux cultures (8,6).

Simon (cf 5,8), à partir de ce chapitre disparaît au profit de Pierre, Luc ayant opté pour la traduction grecque, au lieu de la transcription sémitique Κήφας, Céphas, rappelée une fois par Jean (1,42) et sous laquelle l'apôtre était connu jusqu'à Corinthe dans les années 50-52 (cf. 1Co1,12, 3,22, 9,5, 15,5). Par contre dans sa lettre aux Galates Paul alternait les deux dénominations Céphas (Gal 1,18 2,9,11,14) et Pierre (Gal 2.7-8) lorsqu'il voulait faire sentir le sens étymologique de son nom, comme la solidité d'une colonne.

14b - et Jacques et Jean son frère, lesquels il surnomma Boanergès, ce qui signifie fils du tonnerre.
[et Jacques et Jean son frère]
Le surnom fils du tonnerre ne viendrait-il pas de la réaction brutale des deux apôtres qui souhaitaient que tombe le feu du ciel contre l'inhospitalité des Samaritains? Seul Luc avait gardé la trace de cet épisode(cf.9, 54-55). Et Boanergès (qui trancrit ben = fils et la racine hébraïque rgs = tumulte, agitation), prend logiquement la place de Zébédée, ce père que Jacques et Jean avaient quitté(cf 5,10-11). Marc (3,17) qui n'en saisissait pas la subtilité, donnait avec le nom de leur père, ce nouveau surnom qu'a ignoré Matthieu.

Philippe et Bathélémy
Même accord de toutes les listes sur ces deux noms, à l'exception du livre des Actes ou Thomas vient avant Barhélémy.
  
15 -Matthieu.
En Mt 10,3 il est cité après Thomas et qualifié de percepteur des taxes; en Mt 9,9 il est identifié au personnage que Luc nommait Lévi ( 5,27).
 
Thomas sur-appelé Didyme;
[Thomas]
Thomas, signifie en hébreu jumeaux (Gn 25,24), il fut sur-appelé en milieu héllénistique de son équivalent grec Didyme (cf Jn 20,24); s' il ne changeait pas de nom, par contre la manière de l'appeler, elle, se modifiait au gré de la société ambiante.

Jacques celui d'Alphée.
[Jacques d'Alphée]
C'est en grec classique une expression consacrée indiquant le rapport filial; pourquoi remémorer son père? la référence à Alphée le différenciait de son homonyme, Jacques le fils de Zébédée. Alphée est précédé de l'article car il était nommé précédemment en Lc5,27
 

Simon appelé le zélote
Simon fut appelé du qualificatif grec de Zélote. Ce n'était pas un surnom, mais la reconnaissance de son appartenance au groupe des Zélotes. On notera la volonté de précision par un choix de verbes différenciés (comme entre 1,60 et 2,21). Zélote était la traduction grecque de l'araméen "Cana"; c'est pourquoi Simon était dit Cananéen par Marc et Matthieu qui donnaient la préférence à la transcription du nom plutôt qu'à sa traduction. Apparemment la langue maternelle des deux évangélistes était l'araméen.


Judas de Jacques
"Judas de Jacques", expression du lien paternel. Jude aurait-il été le fils de Jacques et le petit-fils d'Alphée? Mais Jacques n'étant pas précédé de l'article, ce personnage n'avait pas encore été nommé. Il s'agirait d'un autre Jacques. Selon Marc étaient frères Jacques,José, Jude et Simon (cfMc6,3); mais ce n'est apparemment pas ce que Luc écrivait.


Judas Scariôth mais pas encore Iscariôth.
Il sera bien nommé Iscariôth mais un peu plus tard (22,3, et 47) ; Scariôth apparaît comme la transcription grecque de la racine hébraïque "sakar", signifiant acheter, tandis que Iscariôth en serait la forme passive au futur, il sera acheté. Judas exerçait une charge dans la communauté, qui lui échut par tirage au sort (Ac 1,17); cette charge semble avoir été celle de comptable ou d'économe comme le comprendra Jean (Jn13,29). Aussi Scarioth comme qualificatif attaché à son nom sans être un surnom, pourrait correspondre à ce rôle. Au moment de la Pâque, Luc le disait Iscarioth, ou celui qui s'est laissé acheter. Si l'argent n'était pas la motivation initiale dans l'acte de la trahison, Judas avait néanmoins consenti à recevoir une rançon offerte par les grands-prêtres (Lc 22,5-6).

Pour Marc (14,11) et Matthieu (26,15) l'argent aurait été la motivation première et Judas aurait lui-même sollicité des grands-prêtres le versement d'une rançon. Les évangélistes se sont contentés de l'appeler Scariôth , tant dans le grec que le latin du codex de Bèze (Mc 3,19D,14,10D Mt 10,4D ,26,14D).

Jean les a suivis sur ce point (Jn 6,71D); toutefois il a fait aussi une contre-proposition avec Judas de Caruoth; Caruoth devenait un nom de lieu d'où Judas aurait été originaire (Jn12,4D, 13,2et26D, 14,22D). La transcription latine "in Scarioth" (Luc 6,16D), serait liée à cette interprétation .

17 -Une foule de disciples et une grande multitude du peuple, venues de toute la Judée et d'autres villes

[...venues de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon] .

En écrivant qu'ils étaient venus de toute la Judée, il était inutile d'ajouter de Jérusalem puisque cette ville se trouvait en Judée. Le participe venues, est au parfait: ne serait-ce pas pour indiquer que ces foules venaient de loin? Marc a laissé entendre que des gens de Tyr et de Sidon seraient arrivés jusqu'à Jésus (Mc3,8) qui était allé chez eux (Mc7,24). Mais si Jésus était vraiment allé chez eux, n'aurait pas grand sens cette parole : " Si à Tyr et à Sidon étaient advenus ces actes de puissance arrivés parmi vous, il y a bien longtemps qu'assises sous le sac et la cendre elle se seraient converties" ? (Lc 10,13).

19 - Le verbe principal est au singulier (comme en français), là où les autres manuscrits considérant dans le sujet le nombre, ont observé un pluriel; même parallèle en 23,1.

Les “Béatitudes”
Le terme de béatitudes convient au parallèle de Matthieu avec son énoncé de huit paroles propres à attirer des disciples au Christ. Mais selon Luc, Jésus, à contrario, ne cherchait pas à séduire ; en énonçant quatre paroles de bénédiction suivies de quatre sentences d'avertissement il rappelait le livre du Deutéronome au ch 28 avec ses bénédictions et ses malédictions. Il s'en différenciait, cependant, puisqu'il n'invitait pas à rechercher le bonheur ici-bas pour désirer ce qui demeure au delà du monde sensible. Il n'émettait pas non plus de propos vengeurs, mais avertissait contre ce qui séduit faussement. La distance n'est pas moins grande entre Luc et le Deutéronome qu'entre Luc et Matthieu.

21 - *** [ heureux les pleurant maintenant, parce que vous rirez ].

Une phrase qui ne fait pas partie du lot dans le codex de Bèze, et ce, tant en grec qu'en latin; cette lacune qui n'est donc pas le fait du scribe, vient du rédacteur; elle n'est pas sans rappeler cette suppression dans la citation d'Isaïe 61,1 faite par Jésus (Lc 4,18) :panser les coeurs brisés; il est des douleurs humaines qui ne peuvent être pansées, des afflictions qui ne sauraient être consolées et encore moins déclarées heureuses; ainsi de la perte d'un être cher , d'un fils par exemple.

Mais peut-être cette phrase n'est-elle que le résultat d'un ajout postérieur visant à donner quatre bénédictions en regard des quatre "avertissements" formulés à la suite.

22 - Lorsqu'ils vous haïront...exclueront, expulseront, et insulteront votre nom
Le premier verbe est au futur au lieu du subjonctif attendu avec ὅταν , et alors même que les verbes suivants sont au subjonctif. La haine est graduée; elle s'exprime d'abord par le rejet de la personne qui est bannie de l' horizon (ἀφ-ορίςω), puis concrètement expulsée; son nom est insulté de manière à en effacer la mémoire. Ce thème fait écho à celui de la synagogue de Nazareth et, dans cette parole, Jésus parlait de son expérience personnelle.

24 - Vous écartez votre consolation.
Le riche par sa richesse, écarte de lui la Consolation venue de Dieu. Le verbe
ἀπέχω dans le Troisième Evangile a toujours pour sens éloigner de (cf. 7,6; 15,20; 24,13). Ici il a pour complément παράκλησιν, un mot symbolique très fort, présent en 2,25 et exprimant la consolation venue de Dieu sur Israël; ce sens se retrouve dans les Actes (4,36; 9,31; 15,31...). Jean reprit ce terme pour l'Esprit Saint, le Paraclet de Dieu.

A l'opposé, Matthieu avait considéré le verbe dans son sens économique, posséder, toucher, en relation avec le salaire (cf Mt 6, 2,5,16). Son influence a rejailli dans les traductions de l'Évangile de Luc au point d'en obscurcir la pensée.
 

26 - Oï à vous lorsque avec considération vous parleront les humains!
[Oï à vous lorsque de vous parleront favorablement tous les humains]
L' adverbe καλῶς, signifie favorablement, avec considération, et le pronom ici est au datif, "à vous". A la manière dont les humains accueillent les prophètes, se reconnaît la validité de ces derniers. S'ils le font avec honneur considération, c'est la preuve que ces prophètes là cherchent leur avantage plus que la vérité, puisque celle-ci est rarement bonne à dire.

28 - ὑπερ : Pour.
Il peut s'agir d'une interpolation de Mt 5,44 selon le codex de Bèze qui détient intégralement ces v.27-28 de Luc. Les autres manuscrits ont ici περι, au sujet de, à propos de: priez à propos de ceux qui vous calomnient. Cette nuance n'est-elle pas plus équilibrée?
 

31 - Aussi, comme vous voulez que fassent pour vous les humains, vous aussi agissez envers eux.
La règle d'or, mais revue par Jésus. Elle était sur les lèvres de Jacques dans son discours prononcé lors de l'assemblée de Jérusalem (Ac 15,20b), mais selon la pensée rabbinique de Hillel  dont on rapportait ceci au traité sur le Sabbat:
«Un païen va voir Chammaï et lui dit: - Convertis-moi, mais à condition de m'apprendre toute la Torah pendant le temps que je peux rester sur un pied.  Chammaï le chasse en le frappant avec la règle de maçon qu'il avait à la main.
L'homme s'en fut trouver Hillel qui le convertit:
Ne fais pas à ton prochain ce que tu n'aimerais pas qu'il te fasse, voilà toute la Torah, lui dit-il. Le reste n'est que commentaires. Va, et étudie-les.» 
Un lendemain du sabbat, Jésus reprenait ce précepte, non plus sous sa forme négative, mais positivement :
"De la manière dont vous voudriez que les humains agissent envers vous, vous mêmes agissez envers eux" Lc 6:31
Cette règle d'or avait été prononcée le jour qui allait devenir le Jour du Seigneur.

37 - Afin que vous ne soyez pas jugés... ni condamnés;
La conjonction ἵνα μὴ est interpolée de Mattieu (7,1), pour qui, ne pas juger est un acte à accomplir en vue de son bien propre : Ne pas être jugé soi-même.
Avec καὶ οὐ μὴ suivi du subjonctif : Aussi, que vous ne soyez pas jugés ni condamnés! Ou encore: Vous ne serez certainement pas jugés...ni condamnés! Ne pas juger aurait pour conséquence de ne pas être jugé à son tour, résultat d'une relation de réciprocité entre Dieu et l'humain. Subtilité d'écriture ?

38 - On versera dans votre "κόλμων".
κόλμων est intraduisible, une erreur d'écriture ; il conviendrait de compendre, avec les autres manuscrits, κόλπον, le sein qui jouit de plusieurs références dans les écrits bibliques (Is 65, 7, Ps 79,12), et selon lesquelles Dieu rendrait au méchant suivant sa conduite en versant la rétribution dans son κόλπον. On assiste avec ce verset de Luc à un renversement des réflexes acquis: Dieu, pour rétribuer, regarde le bien accompli, rendant le bien à la mesure du bien. 

42 - Et voici, la poutre dans ton oeil est au fond , hypocrite!
[cette poutre dans ton oeil tu ne vois pas? hypocrite!]
Le voisinage des deux derniers mots ὑποκεῖται, ὑποκριτά , propre au codex D(05) s'il ne constitue pas en soi un jeu de mots, dans ses sonorités a pu servir la mémoire orale; par contre il se pourrait que la gêne occasionnée lors de la lecture à haute voix ait incité les scribes à formuler diversement la phrase. Matthieu (7,4) a évité le premier des deux termes.


49 - Car elle avait été fondée sur la pierre
[du fait d'avoir été favorablement bâtie]
Cette phrase présente en de très nombreux manuscrits pourrait cependant n'être qu'une interpolation de Matthieu (Mt7,25). Selon cet évangéliste, Jésus aurait préconisé, pour une installation résistante, de choisir un terrain de pierre et non de sable très instable; l'évangéliste établissait par ce moyen une comparaison avec l'institution de Pierre : tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église (Mt 16,18, un épisode qui n'a pas d'équivalent en Luc). Matthieu privilégiait le symbolisme, tandis que Luc, plus réaliste(?) insistait non sur la nature du terrain, mais sur la profondeur des fondations et leur capacité à résister aux fléaux naturels.