Luc XX,
Autorité et Autorités
1 - Or il advint dans un des jours, lui enseignant
,
[Et il advint ]

Avec “or” s’instaurait une rupture : jusque là le peuple était suspendu
aux lèvres de Jésus ; mais en coulisses, se préparait un retournement de
situation.
- “Dans un des jours” , soit un des deux jours de la semaine réservé au
marché et marqué par l’enseignement à la synagogue, l’attroupement de la
foule et la présence de légistes comme dans l’épisode de Galilée (
Luc
5:17 et
Luc 8,22). Ou bien
le jour de la néoménie, l'expression étant à lire: “le premier des jours
du mois”. L'épisode serait dans ces conditions à situer au
lendemain
de la Nouvelle Lune de Printemps, le 23 Mars, un jour important qui
allait décider de la date de la Pâque. En outre ce jour
commémorait
la visite de Jésus à la synagogue de Nazareth un an plus tôt, quand
il annonçait une année de grâce.
2 Dis-nous par quelle autorité tu fais ces choses et qui est celui
qui t'a donné cette autorité là ?
L'impératif εἰπὲ,
dis-nous (D05, A, K, ψ, 1424, etc;), est d'une
forme plus ancienne que le εἰπόν du texte standard ;
- ἐξουσία , autorité ou pouvoir.
- Le pluriel neutre ταῦτα,
ces choses, est vague.
La question ne semblait pas porter sur l’enseignement dispensé mais sur
des actes :
“faire ces choses”. Elle n'était pas posée par les
gardes du temple chargés d'en faire respecter l'ordre et les règles mais
par les grands-prêtres, les scribes et les anciens
survenant
alors. Leur démarche manifestait davantage l'exaspération que la nécessité
de conduire une enquête et ils auraient pu mettre Jésus en prison comme
ils le firent plus tard de Pierre et Jean (Ac 4.3).
Pour comprendre à quoi correspond “ces choses”, il faut revenir au
chapitre précédent quand, monté sur un âne, en rappel du successeur de
David monté sur sa mule au jour de son intronisation à Jérusalem (1 Rois
1, 38-40), Jésus accomplit un premier acte politique en expulsant les
marchands de “sa Maison” avec ces paroles:
“Ma Maison est une maison de prière,
mais vous, vous en avez fait une caverne de brigands !”
La première phrase était une citation libre de Is 56.7 où Dieu nommait le
temple “ma Maison”. Comme par un glissement subtile “ma Maison” devenait
celle de Jésus, on comprend qu'elle ait donné lieu à une question sur son
autorité.
3 -
Je vous interrogerai moi aussi ; une (seule)
parole que vous me disiez :
Interroger avec ἐπερωτάω est emphatique, en attente d'une réponse
décisive, une seule selon une grande partie des manuscrits dont D05 et les
parallèles synoptiques.
Au lieu de répondre, Jésus interrogeait à son tour. Et plutôt que de le
mettre en prison comme elles le firent de Pierre et Jean (Ac 4.3), les
autorités lui répondirent, mais en trouvant une voie moyenne
“nous ne
savons pas”.
4 -
Le baptême, celui de Jean, était-il du ciel
ou d'humains?
Cette question rejoignait un débat constant de la tradition juive sur le
repentir ; en effet, le baptême se devait d'en être le signe en vue du
pardon des péchés.
La question que n'a cessé de se poser la tradition portait sur le fait de
savoir à qui revenait l'initiative du repentir : N'était-elle pas un
appel divin? Ou bien ne s'originait-elle pas exclusivement dans
l'intériorité, dans le cœur de l'homme, sans pouvoir être déclenchée de
l'extérieur ? À moins que ce ne soit d'une approche réciproque de Dieu
vers l'homme et de l'homme vers Dieu que résulterait le repentir appelé
téchouvah
en hébreu?
Aussi, en demandant à l'auditoire où s'originait le baptême institué par
Jean, Jésus rejoignait ce débat. Il attendait une réponse qui ne soit pas
ambiguë, mais le
“nous ne savons pas” que lui servirent ses
interlocuteurs fut pour eux une échappatoire.
6 - Nous jettera des pierres
(λιθάσει) le peuple tout entier.
Cette phrase à elle seule synthétise la violence du contexte dans lequel
se sont déroulés les événements à Jérusalem.
Λιθάζω, qui répond à un lynchage commis expéditivement par la foule,
apparaῖt une fois dans la Septante dans une provocation contre David,
tandis que λιθοβολέω correspond à une sanction intervenant après un
jugement. L'ensemble des autres témoins scripturaires de Luc comporte ici
le verbe καταλιθάζω, connu des seuls écrits chrétiens, et formé à la
ressemblance de καταλιθοβολέω,
jeter des pierres contre.
Ἰωάνην προφήτην
γεγονέναι.
Avec
γεγονέναι ,
un verbe au parfait, ( au lieu du verbe
être à l'infinitif ) la
remarque prend davantage de relief. Jean mort était néanmoins extrêmement
vivant dans les esprits qui le reconnaissaient comme prophète si ce n'est
comme le prophète par excellence. Il ne semble pas que les autorités de
Jérusalem se soient interposées lors de son emprisonnement par Antipas.
La parabole de la vigne affermée aux cultivateurs
9 - Or il disait la
parabole suivante.
[Il commença à dire au peuple cette parabole]
À la différence de l’aoriste l'imparfait n’inscrivait pas l’énoncé de la
parabole en continuité directe avec le récit; Jésus venait d’être
interrogé par les grands-prêtres et les scribes alors qu'il enseignait
dans le Temple; mais la parabole sur les vignerons, introduite à la suite
de leur controverse, ne fut pas forcément énoncée sur le champ, ni dans le
même lieu. Il n’est pas spécifié devant qui elle fut racontée.

Néanmoins
elle s'avérait être la réponse à la question du v 2, “
par quelle
autorité fais-tu cela, et qui est celui qui t'a donné cette autorité
là?”.
Il leur répondait par une allégorie bien connue d'eux puisque la vigne
symbolisait Israël et le maître de la vigne le Seigneur en personne
(Is 5:7; Ps 80.8; Jr 2.14-21; Os 10.1), tandis que les cultivateurs
représentaient les anciens et les chefs (Is 3.14) ; c'est dans ce cadre
que Jésus introduisait le fils qui allait être assassiné par eux mais
aussi se révéler être une pierre d'achoppement qui les confondrait. À
travers lui Jésus se dépeignait lui-même, se présentant comme “fils de
Dieu”, à la différence des serviteurs qui, comme Jean-Baptiste, l'avaient
précédé. La parabole rapportée ensuite aux intéressés lui valut cette
question au jour de son procès :
“Toi es-tu le Fils de Dieu ?” Lc
22.70. Révélation de Jésus sur lui-même, sur sa personne, elle
disait aussi sa position et sa sévérité vis à vis des autorités
religieuses.
13 - J'enverrai mon
fils, l'aimé; le cas échéant,
devant lui seront-ils pris d'un sentiment de respect!
[peut-être]
L'adverbe τυχὸν,
le cas échéant, par chance se rencontre aussi
au passage d'un prêtre sur la route de Jéricho en 10,31D; ici, le
propriétaire de la vigne, mettait tout en oeuvre pour une réalisation
positive de la dernière chance en envoyant son fils bien aimé. Si
les trois esclaves qu'il avait envoyés en ambassade étaient revenus les
mains vides, avilis et meurtris, tous trois étaient néanmoins revenuset
les cultivateurs allaient certainement être pris d'un sentiment de honte à
l'idée de porter atteinte à son fils. C'est donc dans une pensée
positive qu'il l'envoyait, lui son fils aimé, pour rapporter des fruits de
la vigne ; des fruits de la justice et du droit selon Is 5.7.
Le qualificatif “aimé” faisait allusion à Isaac
(Gn 22.2) sauvé par Dieu du sacrifice auquel son père s'apprêtait à le
livrer. N'y avait-il pas déjà, de la part de Jésus, une relecture de la
“ligature” que les commentateurs présentaient comme une épreuve voulue par
Dieu?
En tout état de cause, le but n'était pas la mort du fils : Bien au
contraire ! C'est là un autre des enseignements de la parabole mais que
Marc,
suivi par Matthieu, ont subrepticement détourné.
16 Or ceux qui écoutaient dirent
: “que cela n'advienne pas!”
Cf. la dénégation d'Abraham en Gn 18:25 restée vaine lorsque Dieu lui
annonçait vouloir détruire Sodome et Gomorrhe.
17 quelle est donc cette
écriture : une pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, celle-ci est
devenue tête d'angle?
Citation du verset 22 du psaume 118 dont un autre verset fut dit par les
disciples lors de son entrée à Jérusalem quand ils l'acclamaient par ces
mots
“béni soit celui qui vient au nom du Seigneur”, (Ps
118.26). Et à ceux qui voulaient les faire taire il avait répondu :
“Si
eux se taisent, les pierres crieront”, c'est à dire qu'à leur
place, les cœurs de pierre feraient entendre leurs voix. Dans le même sens
il donnait de la pierre d'angle une image redoutable :
18 -
Quiconque tombant sur cette pierre là sera
brisé; sur qui elle tombera, elle l'écrasera !
Une parole violente qui n'est pas sans rappeler Is 8:13-14 : “
C'est
le Seigneur des armées que vous devez sanctifier, c'est Lui que vous
devez craindre et redouter. Il sera un sanctuaire, mais aussi une pierre
d'achoppement et une pierre de chute pour les deux maisons d'Israël; un
piège et un filet pour les habitants de Jérusalem.”
Quelques jours plus tard Jésus fit échapper une femme adultère à la
lapidation par cette phrase qui a traversé les siècles : “
Celui qui
est sans péché parmi vous, le premier qu'il jette une pierre sur elle.”
Ceux qui avaient fomenté cette mise à l'épreuve de Jésus furent pris à
leur propre piège car la pierre leur revint en boomerang tant ils furent
pris d'un besoin de vengeance suite au sentiment de honte qu'ils
éprouvèrent.
19 - Les grands-prêtres
et les scribes cherchaient à mettre les mains sur lui à cette heure là ;
or ils eurent peur du peuple; ils surent en effet que pour eux il avait
énoncé cette parabole. 20 - Aussi battant en retraite, ils envoyèrent
des espions...
[ Ils cherchèrent...pour eux il énonça...aussi épiant...]
Le passage d'un temps à un autre (imparfait, aoriste, parfait) pourrait
confirmer la remarque faite au v.9; les actions énumérées n’étaient pas
consécutives, et certaines se chevauchaient. Au moment même où Jésus
disait la parabole sur les vignerons, grands-prêtres et scribes ne
pouvaient se trouver avec lui puisqu’à cette heure là, ils cherchaient à
mettre la main sur lui (v.19). Après avoir interpellé Jésus, ils n’étaient
pas restés sur place à suivre son enseignement. Comment l’auraient-ils
fait, eux, qui dénonçaient son autorité? Quand ils eurent vent de la
parabole — l’impact de son énoncé se faisait encore ressentir (verbe au
parfait) — ils se mirent à craindre le peuple, comprenant que le propos
les concernait très directement et ils battirent en retraite ; aussi,
quittant la scène ils chargèrent leurs émissaires de ce qu’ils n’avaient
pu faire par eux-mêmes, à savoir: épier ses paroles.
Il n'y aurait donc pas eu de provocation frontale de la part de Jésus mais
un avertissement virulent (v.18); celui-ci pouvait servir à sa défense
devant des tiers. En tous cas, nous ne savons pas qui étaient les
interlocuteurs de Jésus lorsqu'il énonça la parabole sur les vignerons,
Luc n’ayant pas jugé nécessaire de le préciser (v16).
Dans son parallèle Marc présentait, les grands-prêtres présents à l’énoncé
de la parabole (Mc 12,1-12); ne serait-ce pas la raison pour laquelle il
aurait atténué l’avertissement violent fait par Jésus, en le retournant en
une parole d’éloge le concernant? (Mc12,10-11). Matthieu (21,33-46) en
empruntant à Luc et à Marc penchait pour une présence effective des
grands-prêtres et des scribes. Par le passage de l’imparfait à l’aoriste,
les scribes dans les autres manuscrits de Luc auraient accrédité les
parallèles de Marc et de Matthieu.
Quoi qu'il en soit, la parabole était dirigée contre les autorités
religieuses qui détenaient l'autorité sur le peuple et non pas contre ce
dernier. Or le
“malentendu”de
Matthieu a porté précisément sur ce point là.
-
À cette heure là ou
suite à cela, au datif
sans la préposition ἐν, comme en 24,33 (avec la préposition, l’expression
marque la simultanéité).
20 - De manière à le
livrer * au commandant (D05, Itala, Sy
c)
[Texte standard :
De manière à le livrer à la souveraineté et au
pouvoir du commandant].
Pourquoi renforcer la phrase de l'expression
“à la souveraineté et au
pouvoir...” ?
La retouche imprimée au verset de Luc, ne serait-elle pas tributaire de la
pensée johannique (Jn 18.31) selon laquelle la permission de mettre à mort
était détenue par le seul commandant romain?
Selon les sources talmudiques, quarante ans séparent la destruction du
temple de l'époque où le Sanhédrin perdit le droit qui lui avait été
concédé touchant les peines capitales, ce qui reporterait au milieu de
l'année 30. Cela signifie-t-il qu'à la pâque de cette année-là il ne
disposait déjà plus de ce droit ? Rien dans les sources parallèles ne
permet de l'affirmer de manière décisive ; par contre, il y a lieu de se
demander si les tractations qui eurent lieu entre les autorités du temple,
Hérode et Pilate pendant le procès n'eurent pas comme conséquences pour le
Sanhédrin la perte du droit de vie et de mort dans les affaires touchant
au domaine du sacré.
La monnaie du Tribut
22 - Nous est-il permis
de donner un tribut à César ou non? [D05 C P... trad Byz.)
[Est-il permis que nous donnions un tribut à César ou non? cf Mc 12.14D05]
La phrase était formulée avec
δίδοναι un infinitif, non point
aoriste mais présent, l’interrogation portant sur un cas fréquent et
renouvelé, en l'occurrence le paiement annuel du tribut.
-
“Est-il permis”: cela regardait le cas général, sans
distinction, tandis qu’avec “
nous est-il permis” la permission
était référée à un groupe, en l’occurrence celui des Israélites en vertu
de leur Loi : Celle-ci les autorisait-elle à se soumettre à une nation
païenne par le paiement du tribut? Car faire allégeance à l'empereur
pouvait être synonyme d'une adoration des faux dieux ; se soumettre à un
despote revenait à renoncer à la libération accordée par Dieu.
Le tribut, φόρον, englobait les différents impôts qu'une nation était
amenée à verser à l'envahisseur romain.
Jésus était interrogé comme “didaskale” ou “Rabbi”, pour son enseignement
fait dans “la vérité de la voie de Dieu”, une expression désignant les
commandements divins. Ceux qui s'adressaient à lui, posaient la question
par rapport à la loi religieuse, même si les incidences étaient de
caractère politique.
23
-
Or reconnaissant leur malignité, il leur dit: pourquoi m’éprouvez-vous?
[ leur fourberie ]
Les variantes ne sont pas nécessairement interpolées des parallèles (Mt
22:18 et Mc 12:15
) car présentes
en de nombreux manuscrits.
La question sur le tribut à verser contenait une embûche subtile
s'apparentant, pour le rédacteur, à l'une des épreuves présentées par
Satan au chapitre 4. Était en cause le démon de l'argent (Mammon).
Jésus avait renversé les tables des changeurs sur qui reposait le pouvoir
économique et financier du temple ; les autorités ne purent réagir en
raison de la foule qui ne cessait de l'entourer. Et, au lieu de lui
demander des explications sur le pourquoi de son geste, elles firent en
sorte de lui poser une question, non point sur le trésor du temple dont
elles avaient la haute responsabilité, mais sur l'impôt versé à l'occupant
romain. C'est en cela vraisemblablement qu'il faudrait voir la “malignité”
dénoncée par Jésus.
24a Montrez-moi la monnaie
(D05, Justin 1 apol 17.2)
[
Montrez-moi un denier; de qui a-t-il une image et une inscription?]
Νόμισμα désigne la monnaie courante, la monnaie locale ayant cours dans un
pays selon les exemples suivants :
- “
le sicle, monnaie des Hébreux (νόμισμα Ἑβραίων)” AJ III.195.
- Et Antiochus d'écrire au grand prêtre Simon :
“Je te permets
de faire ta propre frappe, la monnaie pour ta région”(κόμμα
ἴδιον, νόμισμα τῇ χώρᾳ σου). 1 Maccabées 15.6.
Or, Pilate venait de faire frapper une première pièce en 29 AD et celle de
l'année 30 AD venait de sortir des ateliers tandis qu'une troisième allait
être frappée l'année suivante, similaire à la précédente; νόμισμα paraît
être le terme adapté à cette frappe locale.
|

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Perutha ; pièce frappée à Césarée
Maritime (?) en 29 AD
- IOYΛIA KAICAPOC (Julia de Cesar) ; au centre trois épis
reliés ensemble.
- TIBEPIOY KAICAPOC, L IϚ (Tibère César, année 16). Au
centre simpulum (?). |
|
|
Perutha ; pièce frappée à Césarée Maritime (?) en 30 AD
- couronne de lauriers (?), LIZ (an 16)
- TIBEPIOY KAICAPOC (Tibère César); au centre un lituus. |
|
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Perutha; pièce frappée à Césarée Maritime (?) en 31 AD
- couronne de lauriers (?), au centre LIH (an 17)
- TIBEPIOY KAICAPOC (Tibère César); au centre, lituus. |
Avec le nom et l'année de règne, les pièces portaient un symbole de
l’empereur :
- Trois épis pour la16ème année de Tibère , ou 29AD ; celui du
centre est dressé tandis que les deux autres retombent comme s'ils
manquaient de vigueur. Seraient-ils l'image de pouvoirs s'inclinant devant
un plus fort comme en Génèse 37.7 ?

À l'avers la numismatique aurait identifié un simpulum, une louche servant
aux libations de vin lors des sacrifices d'animaux. Mais ce n'est pas sans
faire appel à l'imagination, et l'identification de ce simpulum n'est pas
immédiate.
- C'est une couronne (de lauriers ?) et un lituus qui ornent la monnaie
des 17 et 18èmes années (30 et 31 AD). La couronne affirmait le triomphe
du vainqueur, le lituus était le bâton augural de celui qui avait le
privilège des auspices victorieux.
Simpulum et lituus étaient sur les deniers d'Auguste au-dessus de ses deux
petits-fils Gaius et Lucius tenant bouclier et lance. Ils n'apparaissent
pas sur les deniers de Tibère qui avait toutefois l'inscription Tiberius
Caesar Pontifex Maximus,
Tibère César Grand Prêtre. Ces symboles
étaient ceux du rôle religieux assumé par l'empereur ; la religion
romaine, fondée sur les superstitions et la magie, se révélait à travers
eux de manière non moins parlante que les effigies des empereurs. Pilate
ne les avait pas choisis au hasard mais à l'intention de la hiérarchie
sacerdotale du temple amenée à comprendre que le sacerdoce suprême était
exercé par l’empereur. Le simpulum difficilement identifiable avait pu
passer sans faire de remous ; mais le lituus ? Flavius Josèphe et Philon
d'Alexandrie n'ont rien écrit à ce sujet alors qu'ils se sont longuement
étendus sur les révoltes juives contre les agissements de Pilate,
Vitellius et Caius César visant à introduire des effigies sacrées dans
Jérusalem ou en Judée. Pilate avait fait marche arrière en ne laissant pas
dans la ville sainte des enseignes portant des effigies de l'empereur ; en
choisissant très subtilement les motifs de ses monnaies il sut les imposer
sans provoquer d'émeutes.
24b de qui a-t-elle (une) image
et l’inscription ? D05
[
De qui a-t-elle image et inscription ?]
De qui est l'inscription ? Du nom du personnage, à savoir
l'empereur (Caesar).
Quant à
“l'image de l'empereur” l'expression est à entendre de son
portrait. Mais dans le codex Bezæ et à la différence de
l'inscription, “image” n'est pas précédé de l'article défini. S'agissant
d'une “image” et non de “son image” Jésus parlait peut-être d'un attribut
de l'empereur. De même que l'homme est image de Dieu (cf.1 Co 11.7),
les attributs (quadrige, lauriers, lituus etc. ) étaient des images
du pouvoir impérial.
Si Luc avait voulu être précis il aurait pu se servir de προτομή pour
l'effigie ou de σύμβολον s'il se référait aux attributs de l'empereur ;
c'est peut-être parce que ces termes grecs n'avaient pas d'équivalent dans
la langue originelle, l'hébreu (ou l'araméen) qu'il leur a préféré celui
d'εἰκών,
image.
Quelle image Jésus avait-il donc eue sous les yeux ?
Plutôt qu'un portrait, n'était-ce pas une “représentation” comme le
simpulum ou le lituus? Et à son examen, le sens du symbol n'aurait-il pas
“sauté aux yeux” ? Le cercle formé autour de Jésus en aurait alors compris
les enjeux et ne sachant plus comment le confondre se serait tu.
Or le lituus d'une monnaie fermant la paupière du Christ a peut-être
laissé son empreinte sur le linceul de Turin. Si cette supposition se
confirmait, elle serait une preuve de l'importance que cette monnaie a pu
jouer dans la Passion comme symbole des forces qui ont conduit à la mort.
Encore fallait-il ne pas se tromper d'image : car sous
la question, Jésus pouvait inviter à identifier le dieu de l'argent qui
fait de tout humain son esclave. Le problème du tribut recouvrait le
problème des images qui, lui, pouvait cacher le culte de l'argent. Ce
n'est pas Jésus qui était surpris en contradiction avec la Torah mais ses
interlocuteurs à qui ces commandements étaient rappelés :
“Tu n'auras pas d'autres dieux face à moi. Tu ne feras pas d'image
sculptée...Tu ne te prosterneras pas devant eux...” (Ex 20, 3-5).
“Celles de César, rendez les à
César et celles de Dieu à Dieu!”
L’article neutre τὰ peut avoir la valeur d’un pronom (comme en 1:4, 2:49
et 19:42) et représenter le nom inscrit sur la monnaie et ses attributs
symboliques. Ainsi étaient à rendre à Dieu la louange qui lui est due, à
l'empereur sa pièce et les objets de son culte et de ses superstitions.
Pour Jésus il n'y avait que deux voies : l'attachement à Dieu ou à Mammon
équivalent de l'argent (Lc 16.13). Et ici César ne représentait pas
uniquement la tyrannie exercée par Rome mais aussi le dieu de l'argent, la
magie et les superstitions qui s'y rattachent et dont le pouvoir n'est pas
moins corrupteur. L'interprétation selon laquelle Jésus aurait invité à
tenir séparés pouvoirs religieux et politique sert à se dissimuler à
soi-même l'attachement choisi.
La vie dans le monde futur
27 -
Certains des sadducéens - ceux disant la
résurrection ne pas être -.
Ce groupe de Sadducéens, parmi lesquels se trouvaient des scribes (cf
v.39), disait que la résurrection n'était pas. Interpellé par eux comme
Didaskale ou Rabbi , Jésus fit un enseignement à partir des textes où les
termes “être”, “dire” et “Seigneur” prennent un relief très particulier,
évoquant la révélation faite à Moïse sur le Mont Horeb .
29 - Il y avait auprès de
nous sept frères
Le cas présenté à Jésus n’aurait pas été seulement un “cas d’école” ,
comme on en trouve dans les traités du Talmud (Nédarim et Ketuba sur les
voeux et le mariage par exemple). Les Sadducéens présentaient un cas vécu
puisqu'ils disaient:
"il y avait auprès de nous".
Cette leçon est celle du codex Bezae et du Sinaiticus; elle n'a pas été
gardée dans les autres manuscrits qui ont été harmonisés sur Marc et
Matthieu . Les deux évangélistes supposaient que l'histoire avait été
inventée en se fondant sur le livre de Tobit par exemple, pour éprouver
Jésus.
31 - et le troisième [de
même].
( Et le troisième la prit).
Sans s’étendre, le rédacteur du codex D05, disait que les frères étaient
morts successivement sans laisser d’enfants, les sept ayant eu pour femme,
la femme du premier . Dans les autres manuscrits, fut rajouté à propos du
deuxième et du troisième frère, qu’ils avaient chacun “pris la femme”, ou
simplement qu’ils l’avaient prise. Cette retouche accentue le rôle
“femme-objet” de la malheureuse belle-soeur; la caricature fut poussée à
l’extrême dans le parallèle de Matthieu qui écrivait : “Tous l’ont eue”.
L'expression “prendre femme” était courante: mais sur les lèvres de
Jésus, Luc mettait plutôt le verbe se marier , à l’actif pour l’homme, au
moyen pour la femme, introduisant une note de dignité pour l'un comme pour
l'autre. Lorsque de manière provocatrice Jésus plaçait la relation entre
l’homme et la femme dans la même perspective que l’achat d’un champ ou
d’une paire de boeufs, il était alors question de prendre femme , et non
point de se marier (cf Luc 14:20,D05).
34- Les fils de cette
ère ci - elles donnent naissance et ils engendrent, ils se marient et
elles se marient 35 - Mais les jugés dignes d'obtenir cette ère là et la
résurrection, celle des morts, ni ils ne se marient, ni elles ne sont
données en mariage.
Engendrer est au moyen pour la femme, à l’actif pour l’homme. Cette
phrase, très attestée dans le texte occidental, n’a pas sa négation dans
la vie future, à la différence du mariage. Est probablement sous-entendu
un raisonnement à fortiori: si dans le monde à venir ils et elles ne se
marient plus, à plus forte raison ils n’engendrent plus. Le mariage en
tant qu’institution soumettant l’homme et la femme à la nécessité de la
procréation pour assurer la perpétuation du souvenir n’existe plus dans le
monde futur où il n’y a plus de mort.
Les “jugés dignes”: il y a rétribution par Dieu puisqu'il faut
avoir été jugé digne pour obtenir la vie du monde futur. Sur ce point
l'optique des Sadducéens différait de celle des Pharisiens.
La résurrection, celle d'entre les morts.
L’auteur sous-entendait-il plusieurs résurrections, pensant aussi à la
résurrection des justes? Celle-ci est évoquée en 14,14. Selon la parabole
du pauvre Lazare au ch 16 de Luc, les âmes après la mort disposeraient
d'un corps, les justes vivant ce temps dans le repos, en attente de la
résurrection.
Résurrection purement spirituelle ou impliquant aussi le corps et ses
limitations? La question se pose. Dans la spiritualité juive et notamment
chez Maïmonides il y a foi en deux résurrections successives l'une qui
intègre le corps, tandis la seconde est purement spirituelle.
36a - Ils ne sont
plus encore en situation de mourir.
[et non: Ils ne peuvent plus mourir]
“Être en situation de” est plus adapté que “pouvoir” , les humains ne
pouvant échapper à la mort qui, elle, a pouvoir sur eux.
36b - Pour Dieu, en
effet, ils sont égaux des anges, étant fils de la résurrection
Héritiers de la résurrection (fils de la résurrection), les humains sont
égaux des anges au regard de Dieu. Ils ne sont pas comme des anges mais
égaux à eux, ce qui est bien différent. Marc, suivi par Matthieu laissait
entendre que dans le monde futur les humains étaient semblables aux anges,
mettant sur les lèvres du Christ un contresens dont la Chrétienté n'est
pas encore revenue. Le but de la vie sur terre n'est pas de devenir des
anges ou des dieux mais d'éveiller avec l'Esprit Saint le dessein
d'humanité déposé en chaque homme ou femme. Dans le monde futur ce dessein
ira vers un accomplissement et non vers sa négation.
Les “fils de la résurrection” font pendant aux “fils de cette ère-ci”
(v.34), fils de... étant une expression linguistique familière signifiant
“être héritier de”. Dans la vie future, la mort ne se présente plus à eux.
Cette phrase fut reprise ainsi par Justin :
Ils ne se marieront pas ni
elles ne seront mariées, mais ils seront égaux des anges, étant enfants
du Dieu de la résurrection (dialogue avec Tryphon 81).
Elle fut remodelée dans une partie des autres manuscrits sous la forme
suivante:
“et ils sont fils de Dieu , étant
fils de la résurrection”. “
Fils de Dieu” est
cependant réservé par Luc au Messie, l'unique oint de Dieu ; dans ce cas
précis, l'expression est redevable à la prédication paulinienne selon
laquelle les humains deviennent fils de Dieu par Jésus le Christ.
37- Moïse a fait
connaῖtre, à propos du buisson, à la façon dont il dit: “Seigneur”, le
Dieu d’Abraham, et Dieu d’Isaac, et Dieu de Jacob.
[Moïse a indiqué à propos du buisson...].
"A fait connaῖtre" est en grec un verbe rare. Où le retrouve-t-on? Dans
l’épisode du buisson ardent où le Seigneur se révélait à Moïse. S’il
s'était montré à Abraham Isaac et Jacob comme Dieu Puissant, il ne s'était
pas “fait connaῖtre” d'eux comme “Le Seigneur” (YHWH). Le verbe
correspondant en hébreu a le sens biblique de la connaissance intime de
Dieu. Le changement par “montrer”, plus courant, gomme la référence
initiale, amoindrissant le sens. Jésus rappelait aux Sadducéens la
révélation du Sinaï, et il insistait sur le sens du Nom divin, puisque le
tétragramme, rendu en grec par Kyrios “Le Seigneur”, détenait en lui-même
un enseignement sur l'essence divine, l'Être. C'est parce que Moïse avait
fait connaῖtre Dieu comme “celui qui est et sera”, que les humains étaient
conduits à croire en un réveil des morts; la foi en la résurrection était
directement liée à la connaissance intime de la révélation faite à Moïse.
Jésus établissait ainsi un lien direct entre l'essence divine et la
résurrection. Ce qui est renforcé par le verset 38.
- À la façon dont il dit Seigneur:
N’était pas en cause la seule connaissance du Nom divin, mais la manière
de l’invoquer ; il s'agissait de la sanctification du Nom. Le jour de
Kipour le grand-prêtre dans le temple invoquait le Nom; c’est à travers
cela qu’Israël confessait sa foi en la présence divine et cette confession
l’engageait bien au-delà des apparences visibles. Les parallèles
Synoptiques conféraient une portée différente aux paroles de Jésus: Dieu
étant un dieu de vivants et non de morts, il était certain qu’Abraham
Isaac et Jacob étaient, eux aussi, vivants en Lui, la mort n’étant pas le
terme de la fidélité de Dieu à ses élus.
38 - Un dieu-de-morts n'est pas, mais de
vivants!
“Un dieu-de-morts”, est à lire comme un
état-construit où dieu est un nom commun; un dieu de morts, ça n’existe
pas, mais de vivants, oui! Cet ordre des mots, bien que confirmé par les
parallèles, a été retouché dans les autres manuscrits par une séparation
des termes, ce qui donne littéralement:
or Dieu ,
il n'est pas de morts, mais de vivants. L'écriture “Dieu n'est
pas”, se pose alors en négation du verset précédent.
41- Comment dit-on le
Messie Fils de David ? 44 - David le dit “maῖtre”, comment fils de lui
il est?
Cette question de Jésus aux sadducéens - parmi lesquels se trouvaient des
scribes - faisait suite au dialogue sur la résurrection. Jésus la posa
deux fois, en début et en fin de son interpellation, et d'une manière qui
devait déjà contenir en elle l'amorce d'une réponse. Elle mettait en cause
le titre messianique Fils de David; que voulait-on dire par ces mots là ,
et quelle portée conférer au titre lui-même ? Moïse disait le Dieu
d'Abraham “Seigneur”; David disait le Messie “maῖtre”, cette génération
disait le Messie, Fils de David (Lc 18,38). Qu'entendait-on par là ? Comme
dans les livres bibliques l’expression accompagnait les fils directs de
David, et eux seuls, il est possible que soit en cause ici l’héritage du
pouvoir royal; d’autant que Fils peut s'entendre de l'héritier, voire même
de l’héritier spirituel de David puisque l'expression “fils de,” si
fréquente en Luc, n'est pas centrée avant tout sur des liens de génération
(cf 20,36).
Cette question sur le Fils de David, paraῖt avoir rendu perplexes les
rédacteurs des parallèles évangéliques; à travers elle Matthieu se
préoccupait de savoir selon quelle ascendance charnelle le Christ se
rattachait à la lignée royale de David (en témoigne sa longue généalogie
posée en introduction de son évangile). Incidemment, des retouches, furent
apportées à l'ordre des termes dans le verset de Luc:
41- Comment déclare-t-on le
Christ être de David un fils?
44 - David donc l'appelle "maῖtre", et comment de lui est-il un fils?
Il y a passage du titre Fils de David énoncé dans le codex Bezæ, au fait
d'appartenir ou non à la filiation davidique.
Dans les parallèles évangéliques, Jésus était placé en situation face à la
foule ou face à des pharisiens, en un moment distinct de la rencontre avec
les sadducéens et sans lien avec elle. Or en Luc, c'est dans la continuité
du dialogue avec eux que s'explicitait la problématique sur le titre Fils
de David. Et c'est à travers la citation des paroles de David au Psaume
110,1 que Jésus justifiait sa question:
42
- Dit le Seigneur à mon seigneur: Siège à ma
droite jusqu'à ce que je mette tes ennemis sous tes pieds.
D05 ne suit pas la Septante (à la différence des autres manuscrits); plus
proche de l’hébreu, ses verbes au présent (non à l'aoriste), ne sont pas
chargés de la notion d’éventualité introduite par ἀν. David reconnaissait
la seigneurie de celui qui allait être considéré comme le Messie à venir,
et le nommait mon seigneur, mon maῖtre ; si parallèlement ce Messie
recevait de la génération de Jésus le titre "Fils de David", était-on bien
sûr de savoir de qui il allait tenir sa royauté: du Seigneur ou de son
appartenance à la Maison de David? Et puisque David le reconnaissait plus
grand que lui, en quoi pouvait-il être dit son héritier? Jésus
interpellait son auditoire sur un sujet sensible.
Dans l’épisode précédent, il avait rappelé aux sadducéens et aux scribes
la mémoire de Moïse : à la façon dont il dit “Seigneur” , car le Nom divin
“le Seigneur” avait été révélé par l'intermédiaire de Moïse. Dans cet
épisode-ci, deuxième volet de la réflexion engagée, il les sondait sur le
terme seigneur, “dit” par David du Messie. Jésus instaurait une continuité
entre la révélation Sinaïtique et le Psaume de David envisagé comme
prophétie sur le Messie. Cette corrélation relevait de l'enseignement
donné par celui qui était appelé Didaskale ou Rabbi (v.28 et 39). Il
n'était peut-être pas indifférent que ce soit par des sadducéens et des
scribes qu’un tel développement ait été suscité. Une partie d'entre eux
fut vraisemblablement au procès (22,66) lorsque Jésus reprit justement des
paroles du Psaume 110 en réponse à la question:
- Tu es le Messie ?
- ...A partir de maintenant le fils de l'homme sera siégeant à la droite
de la puissance de Dieu.
- Tu es le Fils de Dieu?
- Vous-mêmes vous dites que Moi Je Suis. (Lc22,67-69).
Les mêmes termes sensibles, dire et Etre, rapprochent ces dialogues où
Jésus se disait lui-même dans son identité.
Les retouches apportées dans les autres manuscrits aux récits de Luc ont
pu en opacifier le sens. La sobriété de l'écriture dans le codex Bezæ sert
la conscience que l'auteur avait des propos tenus. Son texte, cohérent là
où les parallèles sont parfois pris en défaut, s’avère plus proche de leur
source commune.