Luc XVI
7 - ***[toi combien dois-tu? celui-ci dit].
Une répartie faisant défaut dans le dialogue du texte grec et restituée
dans le latin correspondant; elle n'est pas indispensable dans la mesure
où la phrase qui fait suite est considérée comme une interrogation posée
par le gérant :“cent mesures
de blé?”; en insérant ce complément, le traducteur latin a été contraint
d'adjoindre une ligne supplémentaire aux 33 prévues dans la mise en page.
8 - C'est pouquoi je vous dis...
[parce que...]
Ce qui est énoncé ici, au verset précédent comme au verset suivant est
surtout ce qu'il ne
faudrait pas faire. La
périphrase propre au codex Bezæ est reprise ensuite au verset suivant;
elle sert à manifester davantage l'indignation en prenant les choses a
contrario.
9 Faites-vous des amis de
l'injuste Mamon.
[Faites-vous des amis du Mamon d'injustice]. Comme au v.11, Mamon est
qualifié d'injuste dans le codex Bezae, l'argent étant, par essence,
injuste. Avec le génitif d'attribution,
Mamon de l'injustice, les
scribes ont réitéré l'expression rencontrée au v.8:
le gérant de
l'injustice. Ce gérant gérait les affaires de son maître en
favorisant ses débiteurs, mais, apparemment sans se servir lui-même
directement dans la caisse, et il fut loué d'avoir agi finement. Il
s'était fait le gérant de l'injustice pour ne pas, quant à lui, paraître
injuste. C'est ainsi que l'on pourrait comprendre la différence observée
par Luc entre l'adjectif et la forme au génitif.
10 -
Le fidèle dans une
moindre affaire, aussi en beaucoup est fidèle; et l'injuste en peu,
aussi devient injuste en beaucoup.
[...et l'injuste dans une moindre affaire, aussi en beaucoup injuste
est.] La première partie du verset , comme constatation positive,
repose sur le verbe être, et la seconde comme avertissement pédagogique
sur le verbe devenir.
16-18 : Répudiation et divorce
Dénonçant le remariage d'Hérode Antipas avec sa nièce et belle-sœur
Hérodiade Jean-Baptiste fut assassiné par eux, ce à quoi font allusion les
v 16 & 18 qui avec le v.17 constituent une unité de composition (cf.
J. Kilgallen,
The purpose of Luke's divorce text, dans
Biblica, 1995,76-2, p.229-38).
Luc 1616 La Loi et les Prophètes jusqu’à Jean
ont prophétisé. À partir de là, la royauté de Dieu est bonne
nouvelle annoncée et chacun use de violence contre elle. |
Luc 1617Or il est plus aisé au
ciel et à la terre de passer, qu’à une petite corne, de tomber
de la loi. |
Luc 1618Quiconque renvoie sa femme et en épouse
une autre, commet l’adultère ; et celui qui épouse une qui s’est
déliée (ἀπολελυμένην) commet l’adultère.” |
16 -
La Loi, et les
Prophètes jusqu'à Jean, ont
prophétisé. A partir de là, la Royauté de Dieu est bonne
nouvelle annoncée, et chacun use de violence contre elle.
[La Loi et les Prophètes jusqu'à Jean; depuis lors... etc.]
Le verbe
“ont prophétisé”, absent d'une partie des manuscrits
et laissant ainsi la phrase inachevée, a pu être intentionnellement
supprimé pour laisser entendre que la Loi et les Prophètes s'arrêtaient à
Jean et que, depuis lors, une nouvelle alliance avait été instaurée. Cette
vision des choses n'était pas celle de Jésus lui-même mais de la première
communauté des croyants puisque :
- En Luc dans le codex de Bèze, ne se rencontre pas le thème tout
essénien de la Nouvelle Alliance inséré dans les autres manuscrits en
22.20 lors de la Cène quand Jésus instaura une “Pâque nouvelle”.
- Dans ce verset 16, Jésus affirmait la validité de la Loi et des
prophètes comme Parole de Dieu puisque prophétiser signifie “parler de
la part de Dieu”. Parallèlement, en 24.25-27 et 44, il invitait
expressément les Apôtres à lire dans la Loi et les Prophètes ce qui le
concernait. À partir de là (ἀπὸ τε), c'est-à-dire en prenant
appui sur la Loi et les Prophètes, Jésus annonçait la Royauté de Dieu,
ce règne de l'Esprit Saint. Il ne dissociait pas son enseignement de
celui de la Torah (la Loi, ou Pentateuque) ni des
Néviim, ou Prophètes (comprenant les livres prophétiques et
les écrits historiques).
- Dans les deux versets suivants, sur la pérennité de la Loi et sur la
condamnation du divorce, se laisse saisir une éloge implicite de Jean
qui avait rappelé la Loi devant Hérode Antipas jusqu'à y laisser sa
vie. Jean, le plus grand prophète dans la Royauté de Dieu (cf. Lc
7,28a) prépara la route devant le Christ jusqu'à faire les frais de la
violence humaine.
17
Or il est plus aisé au ciel et à la terre de
passer, qu’à une petite corne, de tomber de la Loi”.
Cette assertion en reprend une autre des prophètes d'Israël selon
laquelle, en effet, le ciel et la terre sont moins permanents que
l'Alliance divine qui justifie leur permanence.” Raphaël Draï,
Jésus,
II p 95.
L'assertion comminatoire de Jésus est-elle à prendre à la lettre ? La
question se pose d'autant plus qu'elle précède un jugement (v18) qui
semble ne pas tenir compte des différents livres de la Torah pour en
privilégier l'un d'eux aux dépends des autres et ainsi “écorner” la Torah.
À moins qu'elle n'ait été placée là par le rédacteur comme un feu
clignotant invitant à une grande prudence ?
Hérode & Hérodiade,
Masolino da Panicale, 1435, Castiglione Olona
18 Quiconque renvoie sa
femme et en épouse une autre, commet l’adultère ;
Cette sentence qui s'appuie sur deux commandements du Décalogue “
tu ne
commettras pas d'adultère”et “tu ne convoiteras pas... la femme de ton
prochain” fait fi des versets autorisant la répudiation de
l'épouse pour “cas de nudité” :
Parce qu’un homme aura pris une femme,
l’aura épousée et qu'il advienne qu'elle ne trouve pas grâce à ses yeux
parce qu'il aura trouvé chez elle un cas de nudité, il rédigera pour
elle un acte de répudiation, le lui remettra et la renverra de chez lui...”
(Dt 24.1)
Le “cas de nudité” s'entend des relations conjugales et l'expression
employée a pu être étendue par l'école de Hillel à toute défaillance de
l'épouse, tandis que l'école de Shammaï y discernait principalement les
relations extra-conjugales.
La sentence émise par Jésus, dans son caractère absolu qui prend le
contre-pied de l'un et de l'autre méconnaît le droit hébraïque:
“Un
homme régulièrement divorcé de son épouse dans le respect des droits de
celle-ci prioritairement consignés dans son contrat de mariage, dans sa
ketouva, est parfaitement en droit d'en épouser une autre selon les
mêmes règles du droit matrimonial hébraïque” R. Drai, opus cit.
p96.
Le remariage d'Hérode avec sa nièce et belle-sœur revêtait un caractère
incestueux et il est possible que ce soit d'abord contre cela que se soit
élevé Jean-Baptiste. Jésus ne visait pas uniquement le tétrarque ; en
considérant adultère le remariage après répudiation, il en étendait le
principe à tous.
Et celui qui épouse une déliée *[d'un homme] est
adultère. D05 28 S
yscp bo
Le participe ἀπολελυμένην peut se lire comme un passif,
celle qui est
déliée, soit que la femme ait subi le renvoi par son mari, ou bien
comme un moyen,
celle qui se délie, soit qu'elle-même se soit
déliée volontairement de son époux.
Relié à son contexte (les versets
16 et 17, abordés dans la note précédente), ce verset détiendrait une
allusion implicite à Hérodiade nommée en Luc 3,19 et qui s'était déliée
de son premier mari pour épouser Antipas son beau-frère. Hérodiade
n'avait pas été répudiée par le demi-frère d'Antipas; elle s'était
elle-même déliée des liens de son premier mariage.
Selon cette lecture au moyen — qui est plus directement celle de D05,
syscp — Jésus retenait l'adultère contre celui qui épousait
une femme qui s'était elle-même déliée d'un premier mari; ne serait pas
concerné le remariage d'une femme répudiée indépendamment de sa volonté.
Une lecture confirmée par celle de Marc selon le codex Bezæ “
et si une
femme sort de chez un mari et en épouse un autre, elle est rendue
adultère” (Mc 10-12 (D05 Θ
f13 It 28 565 700)
et encore plus appuyée par le TA “
et si une femme répudie son mari et
en épouse un autre, elle est rendue adultère.” Était en cause la
femme qui s'éloignait volontairement de son premier mari.
Dans les autres manuscrits de Luc, l'insertion ἀπὸ ἀνδρὸς,
par un
homme après ἀπολελυμένην,
déliée a fait de ce participe
un passif
“répudiée par son mari”; cette nouvelle
sentence englobe dans l'interdit le remariage de la femme répudiée contre
sa volonté.
La sobriété des paroles condense la force des sentiments que Jésus allait
éprouver, vivre et subir pendant sa Passion. Elles furent prononcées sur
un arrière fond tragique et leur caractère absolu valut à Jésus d'être
directement mis en cause à leur sujet à travers l'épisode de la femme
adultère. Placé à la jonction des chapitres 21/22 de Luc il constitue le
point d'orgue des débats avec les autorités du Temple.
Le sein d'Abraham, Bible de
Souvigny,
XIIe siècle Moulins, B.M
23 -Et
Lazare dans son sein reposant.
D05, Θ, It, 221
[
Et Lazare dans ses replis]
“Le sein”, gr. τὸν κόλπον, est au singulier en D05 et les versions
latines, traduisant l'hébreu חֵיק généralement au singulier. Désigner le
sein d'une personne, c'est parler de son intimité et de la confiance
qu'elle inspire. Autre emploi en Lc 6.38.
Le pluriel κόλποις désigne les entrailles ou les replis du vêtement et n'a
pas d'équivalent strict en hébreu. Ce choix a pu être guidé par l'idée
d'une vie dans les enfers avant la venue du Christ :
“Or si Abraham
n'était encore dans ces lieux
inférieurs, le mauvais riche n'eût pu l'apercevoir du milieu
des tourments ; c'est qu'en effet, ceux qui avaient suivi les voies de
la patrie céleste, étaient, au sortir de cette vie, retenus dans les
enfers, non pas pour y être punis comme coupables, mais
pour se reposer dans ce séjour mystérieux, jusqu'à ce que la
rédemption du Médiateur vînt leur ouvrir l'entrée du royaume qui était
fermé depuis la faute de nos premiers parents. Grégoire le Grand.
(Moral., IV, 27).
En choisissant le pluriel κόλποις, les copistes laissaient entrevoir ce
monde des enfers où Abraham se serait trouvé avant la Résurrection.
“Reposant”, grec ἀναπαύω , hébreu רָבַץ, se dit de l'animal au repos (Gn
29.2) ou de l'homme qui est en paix et sécurité (Is 14.30). Si jeté devant
le portail du riche, Lazare n'en avait plus bougé, dans le sein d'Abraham
il se retrouvait à l'écart de toute souffrance physique et morale.
L'accueil du juste dans le sein d'Abraham est évoqué en 4 Maccabées 13:17:
“Après avoir ainsi souffert nous serons accueillis par Abraham, Isaac,
Jacob”. En ne mentionnant qu'Abraham le repos s'étendait non
seulement à la descendance issue de Sarah mais à celle d'Agar et de
Kettura (Gn 25.2).
Lazare était-il auprès d'Abraham dans l'attente de la “résurrection des
justes” (cf Lc14,14)? Le repos du juste en attente de rétribution et de
résurrection après sa mort est évoquée en Dn12,13: “
Et toi, marche
vers la fin; tu entreras dans le repos, puis tu te relèveras pour
recevoir ton lot à la fin des jours.”
Le jugement de l'âme a lieu dès la mort et les justes entrent alors dans
le repos précédant leur résurrection. Résurrection et jugement dernier
s'adressent aux “justes” (Ps 1.5; Lc 6.37-38; 14.14).
24 Ayant appelé (ἐνφωνήσας).
Un hapax. Le préfixe ἐν suggère un appel intérieur.
25 -
Or Abraham dit: enfant,
souviens-toi que tu as été rétribué de tes biens durant ta vie, et
Lazare semblablement des maux. Or maintenant ici il est consolé; toi
alors tu es dans l'affliction.
Le fait de l'appeler “enfant” serait à lire négativement : englué dans les
richesses, cet homme resté dans un état d'enfance n'était pas parvenu à la
stature de l'adulte.
Devrait-on prendre la parole d'Abraham pour une prédestination des
humains, les uns recevant les biens de ce monde, les autres ceux du monde
futur ? Il ne semble pas que ce soit l'enseignement de la parabole ;
celle-ci met plutôt en lumière l'injustice qui découle des richesses, un
mal en soi dont l'humain ne sait pas s'extraire.
26 - Et sur tous ceux là, entre
nous et vous, un grand abîme a été imposé de sorte que ceux qui
voudraient traverser vers vous ne le puissent, pas plus que franchir de
là-bas, ici.
L'Hadès est décrit comme un élément spatial dont il n'est plus possible de
s'extraire et les maux qui attendent le riche y revêtent un caractère
définitif. Mais il n'est pas écrit ici qu'ils soient “éternels”, sans fin
: Serait-ce parce que dans l'Hadès l'âme de l'individu est progressivement
détruite par les maux subis et qu'elle est amenée ainsi à disparaître
définitivement ? C'était la position de Paul (2Thess 1.9) et de Matthieu
(Mt 10.28).
27 -
Père Abraham.
D05, N, 579, It, Sy.
[Père]
Une dénomination hébraïque (Jos 24,3, Es51,2 , Jn8,39,56...); dans ce seul
récit, le nom du père des peuples est ainsi porté à sept , un chiffre lié
au pardon (17,4) et à la récompense éternelle (18,30).