Luc XIV
1 - Et il
advint
Une laison avec
l'épisode précédent qui se déroulait
aux abords de Jérusalem. Les pharisiens avaient
prévenu Jésus contre les agissements d'Hérode
; parvenu aux abords de la ville Jésus n'y serait pas
entré. Par contre il pénétrait dans la maison
d'un chef des pharisiens qui l'avait invité pour un repas
du sabbat.
4-
se saisissant de
lui.
Le verbe signifie
qu'on s'empare de quelqu'un par surprise. Il est employé
également en langage médical pour dire l'arrêt
d'un écoulement.
5 - Petit-bétail
ou boeuf qui tombera dans un puits le jour du
sabbat...
[ fils ou boeuf
qui tombera dans un puits]
Pour
défendre son droit de soigner en sabbat, Jésus
adoptait la règle toute rabbinique de la comparaison a
fortiori du traité Aboth ; cette règle en
hébreu est appelée kal va-romer = du léger au
grave . Ainsi, puisqu'il n'était pas interdit de sauver
soit du petit bétail soit un boeuf durant le repos
sabbatique, à plus forte raison il n'était pas
interdit de sauver des vies humaines. Jésus revendiquait le
droit de sortir l'homme de son hydropisie un jour de sabbat. Pas
plus qu'en 13,15, Jésus n'émettait un sarcasme en
comparant un humain à du bétail, mais pour offrir
une répartie aux pharisiens, il s'appuyait sur leur propre
mode de raisonnement. Et ceux-ci n'eurent rien à
redire.
Or il faut bien
voir que cette règle à fortiori, fonctionne avec la
proposition du codex de Bèze qui oppose "du petit
bétail ou un boeuf" à l'homme hydropique (ou celle
qui comporte l'
âne au lieu du petit bétail);
par contre avec la leçon - qui n'est pas majoritaire -
adoptée dans le texte consensuel et qui oppose "un fils ou
un boeuf", à l'homme hydropique, elle ne peut plus
s'appliquer puisque le raisonnement ne peut plus être tenu
en allant du léger au grave. Ainsi les scribes en modifiant
le texte initial dont ils ne saisissaient pas totue la valeur ont
porté atteinte à la réflexion sur le devoir
en sabbat. Ils n'avaient apparemment pas estimé devoir le
faire en 13,15 où la comparaison s'établissait entre
la femme et le bétail.
Jésus et le Sabbat
-11 Parce que
quiconque s'élève lui même s'amoindrit, et
celui qui s'humilie lui-même s'élève.
[...sera
abaissé...sera élevé]
Le fait de
s'élever au-dessus de sa condition, peut conduire à
recevoir dès ici-bas des humiliations; à l'inverse
la personne qui s'humilie elle-même jusqu'à favoriser
les autres, se grandit. Le codex de Bèze ne présente
pas tant une morale avec son châtiment comme l'entendait
Matthieu (Mt 23,12), q'un conseil de conduite à tenir au
milieu des autres.
18 -Dès la
première fois.
Cette expression a
été prise pour un aramaïsme signifiant
"immédiatement" , bien que pour rendre cette notion de
temps Luc ait recours généralement aux adverbes
εὐθέως ,
παραχρῆμα. Elle
n'est pas inconnue du grec classique dans le sens "dès la
première fois". Lors des repas, les invités
étaient progressivement informés des
préparatifs, l'invitation étant renouvelée
par la voix d'un héraut; dès la première
proclamation ,
tous les invités se seraient excusés.
L'interprétation courante "d'une voix unanime" ne s'accorde
pas avec le fait que chacun des invités opposait un
prétexte différent.
Bibliogr.: M.
Black, An aramaic approach to the Gospels and Acts, Oxford, 1971
p.113.
20 Et un troisième dit: une femme j'ai prise, c'est pourquoi je ne puis venir.
Jésus accordait-il vraiment
la même valeur à l'acquisition d' un champ ou de
boeufs qu' au fait de prendre femme? Probablement non!
Les invités au repas étaient plus tournés vers l'acquisition et la possession de tous les biens offerts dans la création, que par le désir d'entretenir une relation avec d'autres personnes. Subtilement Jésus dénonçait une manière d'être commune devant laquelle les scribes ont réagi en remplaçant "j'ai prise" par "épousée" , ne souhaitant pas se rendre compte que la pointe du récit portait justement sur ce point précis. Si les invités avaient refusé l'invitation au banquet c'est bien parce qu'ils préféraient l'avoir à l'être, thématique du chapitre.
26 Et ne persuade
pas son père
[Et ne hait
pas son père]
Erreur de scribe
avec Πεισεῖ
au lieu de Μεισεῖ , les deux majuscules étant assez proches pour être
confondues. Il est en effet peu probable que Jésus ait incité les disciples à persuader et leur famille et leur
âme!
Reste que le verbe haïr, déconcerte
lui aussi.
Imposer
à sa mère la souffrance d'avoir son fils unique crucifié,
n'etait-ce pas la "haïr" ?
Ainsi pour la Royauté de Dieu, le disciple ne devait pas renoncer à
faire souffrir les êtres chers.
26,
27, 33 -Ne peut de moi
disciple être.
[Ne peut pas
être de moi disciple]
Par un ordre
des mots, différent de celui offert ailleurs, l'accentuation de la
phrase est reportée sur être, le
verbe final, selon un procédé fréquent dans le codex de Bèze (2,49,
3,16,23, 19,46) ou l'ensemble des manuscrits (4,41, 9,18,20, 16,10,31,
17,21, 19,3);
être serait à prendre dans le sens fort,
existentiel du disciple qui a part à la vie du
Maître. Verset cité ainsi par
Irénée. La phrase reprise semblablement trois
fois entre les v.26 à 33 tend à lier les paroles
entre elles comme le refrain entre les couplets.
27 - Celui qui ne
soulève pas sa croix...
Dans ce verset ,
absent de plusieurs manuscrits, s'originent les parallèles
évangéliques, où se lisent d' autres verbes
tels que prendre ou enlever . Avec soulever, conseil était
donné au disciple de ne pas se laisser écraser par
sa croix. De là on en serait venu dans les
parallèles évangéliques à la
nécessité, pour le salut, du passage par la croix,
et à l'exaltation de la sainteté par la croix (cf.
Mt 10,38, également16,24 Mc 8,34,35, Lc 9,23,24 absent du
codex de Bèze ).
- et vient
derrière moi, ne peut de moi disciple
être.
Celui qui n'est pas
en mesure de soulever sa croix , s'il s'avise de venir
derrière Jésus, peut-il prétendre au titre de
disciple? Jésus prévenait la foule qui le suivait
contre tout engouement factice: pas question de le suivre sans
soulever sa croix. Le leitmotiv, si souvent rencontré sur
les conditions requises pour être disciple, rejaillissait
ici avec un élément nouveau : soulever sa
croix.
Or nombre de
traductions répercutent la négation également
sur le second verbe dont il est séparé par un
kai
: "Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas
à ma suite ne peut pas être mon disciple" (Tob).
Ce report de la négation dans
la seconde phrase n'a pas de raison d'être mais correspond à la manière dont ce
verset a été reçu: le disciple doit se subordonner au maître , jusqu'à se placer derrière lui .
Venir derrière, n'est pas à confondre avec le verbe du discipleship , accompagner sur le chemin, auquel Luc n'a pas eu recours ici. Car Jésus ni n'enrôlait, ni ne
recrutait.
Tout au long de son ministère il mettait en garde sur les difficultés qu allaient
rencontrer ceux qui
voulaient l'accompagner. Aussi fustigeait-il celui qui prétendait se couler
dans ses pas sans porter sa croix, se plaçant
derrière lui pour éviter de porter ses propres
fardeaux, car la phrase est à lire:
Et celui qui ne porte pas sa croix, et vient derrière moi, ne peut être mon disciple.
34 - Or si même
le sel devient fou, dans quoi sera-t-il assaisonné ?
L'orthographe
ala
se retrouve en Mt 5,13 dans le codex de Bèze, mais non en
Mc 9,50 qui a celle plus fréquente, alaV.
Ce sel devenu fou peut-il encore assaisonner?
Pourquoi cette
phrase en conclusion des deux paraboles précédentes
et de l'appel à renoncer à ses biens? D'autant que
le verbe(hapax) employé à propos du sel , devenir
fou, est plutôt déroutant ! Ce verbe n'a pas d'emploi
dans la Torah, peu dans les autres Livres dont l'un concerne
David; il y a homonymie en hébreu entre le roi, melek , et
le sel malah ; L'alliance de Dieu avec David, était une
alliance conclue avec du sel signe de pérennité
(2Ch13,5); une alliance remise en cause, car David avait
recensé son peuple pour évaluer sa puissance
militaire, s'appuyant sur les seules forces humaines; il en vint
à considérer son acte et les intentions qui
l'avaient guidé comme c'eux d'un fou (cf
2S 24, 10). il n'est pas impossible que ce jeu de mots soit
sou-jacent en Luc: même comportement chez cet autre roi qui,
dans la parabole de Jésus, évaluait s'il pouvait se
battre avec une troupe inférieure de moitié à
celle de son adversaire, et décidait d'y renoncer en
demandant les conditions de la paix dans un acte
d'allégeance (cf Jg 18,15, 1S 30,21etc...). Même
chose pour cet autre qui estimait la dépense d'une tour
avant de se lancer dans la construction tablant lui aussi, avant
tout , sur les ressources à sa disposition.
Il faudrait aller
contre la lecture première qui laisse entendre
queJésus aurait pu vanter la sagesse de l'un et la prudence
de l'autre; les deux phrases de conclusion qui se suivent en
détourneraient: n'est pas en mesure de recevoir le titre de
disciple celui qui s'appuie d'abord sur ses ressources; qu'il ne
prétende pas être le sel d'une alliance solide. Dans
cette dialectique subtile, Jésus aurait mis en garde, ceux
qui se mettaient à sa suite, contre la dureté des
conditions. Il les avertissait que leurs seules forces humaines
demeureraient inopérantes; mais comme il ne cherchait pas
à exalter un héroïsme "mystique", sa parole
conservait un caractère sévère et
austère.Bibliogr. : C.
Singer, La difficulté d'être disciple, Lc 14/25-35,
dans Etudes théologiques et religieuses, 1998, 73,1, 21-36.
Du renoncement à l'impossible.