Luc XI
2-
Quand vous priez, ne rabâchez
pas comme les autres, car certains pensent que dans l'abondance de leurs
paroles ils seront exaucés; mais quand vous êtes en prière dites:
[Quand vous priez dites]
Cette introduction vient de Matthieu avec une modification, “les autres”
et non “les païens” (Mt6,7) ; dans la mesure où la parole était donnée de
plus en plus en monde grec, il est compréhensible qu'on ait évité l'ironie
à l'égard des nations.
La Prière au Père
La prière au Père en Luc n'est pas identique à celle qui se trouve en
Matthieu. Elle comprend 5 demandes alors que celle de Matthieu en a
sept. C'est la prière longue de Matthieu qui a été reprise dans la
liturgie tandis que la recension courte de Luc reste le plus souvent
ignorée. C'est pourtant la prière dans sa forme originelle ; elle a été
transmise à travers peu de manuscrits : le codex Vaticanus (B03), P
75,
א,
f1, 700, Sy
s , Vg, Origène, (Marcion).
Paradoxalement, dans le codex Bezæ ce n'est pas cette recension courte qui
se lit en Luc, mais une forme interpolée de Matthieu. Cette interpolation
se retrouve dans la majeure partie des manuscrits ; elle est donc très
ancienne et manifeste que très tôt s'est déclarée la volonté d'harmoniser
les évangiles entre eux.
|
Luc
11
codex Vaticanus (B), P75 , א, f1, 700, Sys , Vg, Origène,
(Marcion) |
Luc
11
codex Bezæ, A C M P W etc. |
Matthieu
6.9-13 |
|
Père |
Notre Père,
qui dans les cieux, |
Notre Père
qui dans les cieux
|
1ère |
que soit
sanctifié ton nom |
que soit
sanctifié ton nom (sur nous) |
que soit
sanctifié ton nom,
|
2e |
que vienne
ta royauté |
(sur nous )
que vienne ta royauté |
que vienne
ta royauté
|
3e |
|
qu'advienne
ta volonté, comme dans le ciel, aussi sur terre.
|
qu’advienne
ta volonté
au ciel et sur la terre.
|
4e |
notre pain l'épiousion
donne-nous chaque jour |
Notre pain,
l'épiousion donne nous aujourd'hui, |
Notre pain l'épiousion
donne-nous aujourd'hui, |
5e |
et remets
nous nos péchés car nous aussi nous remettons à nos débiteurs |
Et remets
nous nos dettes, comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs,
|
et
remets-nous nos dettes comme nous aussi nous remettons à nos
débiteurs |
6e |
et ne nous
introduis pas en épreuve |
et ne nous
introduis pas en épreuve,
|
et ne nous
introduis pas en épreuve
|
7e |
|
mais
délivre-nous du mauvais. |
mais
délivre-nous du mauvais. |
La question qui se pose est de savoir si la prière a été raccourcie
de deux demandes ou bien au contraire si elle n'a pas été allongée.
Origène reconnaissait bien un état de la prière venant de Matthieu et un
autre venant de Luc, à propos de la demande du pain, dans son commentaire
sur la Prière. Mai il a été suggéré que les leçons propres au codex
Vaticanus et aux papyrii P
45-75qui n’ont d’équivalent ni dans
le codex Alexandrinus ni dans le codex Bezæ viendraient d’une révision de
l’École d’Origène (cf Lc 9:35). Et c'est cette école qui aurait
réduit le Notre Père de 7 à 5 demandes.
À moins que Marcion ne soit l’auteur de ce Notre Père raccourci ? Il
formulait la 5ème demande de la façon suivante
“ne nous laisse pas
être introduits en tentation” ; elle résout un problème de fond et,
malgré cela elle n'a été adoptée par aucun copiste. Seul Tertullien
s'en est fait l'écho. S'il avait été le réducteur de la prière à 5
demandes, la cinquième, telle qu'il la formulée se serait retrouvée
ailleurs, dans quelques autres manuscrits.
La Didachè réputée remonter au Ier siècle présente les sept demandes. Mais
ce texte n’est qu’en partie du Ier siècle; il a été complété au IIIe
siècle, ce qui ne permet pas de juger de l'état initial.
À contrario, ne pourrait-on penser que la prière courte soit la prière
originelle donnée par Jésus?
Les arguments en nombre vont plutôt dans ce sens.
- L'adresse au Père des Cieux pourrait être un emprunt de Matthieu à Marc
11:25 : “
Et quand vous êtes debout en
prière, pardonnez si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pour que
votre Père qui est aux cieux
vous pardonne aussi vos fautes.”
- La troisième et la septième demande sont un développement de celle
qui précède .
- Les cinq demandes de la prière originelle sont caractéristiques de la
spiritualité “lucanienne” alors que les phrases et expressions propres au
texte long sont "matthéennes".
- Si cette prière avait été volontairement raccourcie, comment ne
l'aurait-elle pas été également dans l'évangile de Matthieu ? Or on n'y
trouve pas trace d'un état réduit, et les sept demandes varient peu d'un
manuscrit à l'autre.
- Par contre il est compréhensible que le texte de Luc ait été harmonisé
sur celui de Matthieu alors que la prière au Père devenait un point focal
de la liturgie dès la fin du Ier siècle. Que le papyrus P
75,
les codex Vaticanus, le Sinaïticus et les manuscrits de la série
f13
présentent un état court à une époque où la prière au Père faisait partie
intégrante de la liturgie, ne peut s'expliquer que dans la mesure où ils
transmettaient un état primitif reconnu et attesté par la documentation
réunie alors.
- Le passage de l'état court à
l'état long se confirme dans le classement chronologique des manuscrits.
Se reporter à la
critique textuelle en fin de chapitre.
Le Notre Père de Luc selon le codex Bezæ
Celui qui rassembla les évangiles au IInd siècle pour former l'ancêtre du
Codex Bezæ, aurait harmonisé la prière trouvée en Luc sur celle de
Matthieu, reprenant aussi la même introduction ; cet état long sans
l’introduction s'est répercuté dans les vieilles versions latines et dans
le codex Alexandrinus. Il a été inséré dans la Didachè au IIIème siècle.
Adresse :
Selon Luc 2,49, Jésus à douze ans reconnaissant en Dieu son propre Père,
il était logique que dans sa prière il se soit adressé à lui directement
et simplement comme “Père”, sans autre précision. - Le vocatif “Père” sans
le pronom personnel “notre”, est cohérent avec l'ensemble de l'Évangile de
Luc; dans le codex Cantabrigiensis le pronom n'accompagne le nom du Père
que deux fois. Son abandon par Jésus manifestait qu'il n'y avait pas
possession dans la relation du Père et du Fils mais connaissance mutuelle
(Luc 10:22).
Notre Père,
- “Notre Père” est dans les 5ème et 6ème des "Dix-huit bénédictions",
cette prière juive créée après la destruction du second temple, en
substitution des sacrifices. La douzième demande introduite à Yavné était
une malédiction à l'intention des Nozrim, les chrétiens, de manière à les
exclure des synagogues. Cette prière des 19 bénédictions ou Shmone Esre se
ressent de l'influence chrétienne.
- “Notre
Père” était aussi l'adresse privilégiée des soldats de l'armée romaine à
leur divinité.
Celui dans les cieux ( ὁ ἐν τοῖς οὐρανοῖς ).
Dieu habiterait-il dans les cieux?
- Cette adresse complémentaire devait permettre de LE diffencier de “notre
père Abraham” (cf Jn8,53, R4:12) ou bien de “notre père Jacob”(Jn 4:12).
Il était nécessaire, pour les disciples, de marquer la différence.
- Par analogie avec le don de la manne tombée du ciel, Jésus avait
dit :
“
Combien plus le Père, lui,
du ciel, [ὁ πατὴρ ὁ ἐξ οὐρανοῦ,] donnera-t-il un bon don à ceux
qui le lui demandent !” Luc 11:13
C'est vraisemblablement de là que vient l'expression rencontrée en Marc
“votre père, lui dans les cieux”.
- Matthieu a repris cette formulation près de quinze fois et notamment
dans la prière au Père qu'il a, par ailleurs, qualifié de “céleste” (Mt
6:14,26,32; 15:13).
- Ignorée de la Bible l'expression se rencontre dans la prière du Qaddish
à la strophe 3:
“Que les prières et supplications de tout Israël
soient accueillies par leur Père qui est aux cieux ”. Le verbe
être
est présent dans le texte araméen alors qu'il n'est pas dans la
formulation grecque de Marc. Bien qu'elle ne contienne pas d'allusion à la
destruction du temple, cette prière semble remonter à la même époque que
les dix-huit bénédictions et présenter elle aussi une influence
chrétienne.
Que ton Nom soit sanctifié
La sanctification du Nom est la demande la plus élevée. Elle est une
réponse à Lev 22
.32 :
“
Vous ne profanerez pas mon Saint Nom et je
serai sanctifié au milieu des enfants d'Israël, moi le Seigneur
qui vous sanctifie”.
Elle a pour parallèles Isaïe 29.23, Ézéchiel 36:20-23. Avec la
deuxième demande, elle fait partie intégrante de la prière juive du
Qaddish:
«
Magnifié et sanctifié soit le Grand Nom dans le monde qu'Il a créé
selon Sa volonté,
et puisse-t-Il établir Son royaume de votre vivant et de vos jours
et [des jours] de toute la Maison d'Israël promptement et dans un temps
proche; et dites Amen».
Pour la sanctification du Nom les fils d'Israël n'épargnent pas leur
propre vie. Jésus a sanctifié le Nom jusqu'à son dernier souffle criant de
manière à être entendu:
"Père en tes mains je remets mon esprit".
Dans le Qaddish non plus il n'est pas dit “par qui” doit être sanctifié le
Nom. Les deux réponses qui s'offrent sont complémentaires et non
opposables:
- - par Dieu lui-même qui dit en Ezéchiel 36:23: “Je
sanctifierai mon grand nom”
- - et par le peuple tout entier ; cf Isaïe 29.23 : Car, lorsque
ses enfants verront au milieu d'eux l'œuvre de mes mains, ils
sanctifieront mon nom; ils sanctifieront le Saint de Jacob, et ils
craindront le Dieu d'Israël.
Dans la prière de Jésus le “Nom” revêt deux significations:
- celui de “Père”; la sanctification regarde la paternité divine: Dieu se
sanctifie lui-même dans sa paternité et il est sanctifié par ceux qui
deviennent ses fils et ses filles.
- celui de YHWH, le tétragramme saint. Ce à quoi fait directement
référence le Qaddish (qui ne parle du Père que dans la strophe 3).
Sur nous
Sur la même ligne que la phrase précédente, les deux mots “sur nous” sont
uniques au codex Bezæ. Comme ils sont à la césure de la première et
de la deuxième demande, une hésitation demeure : À laquelle des deux se
rattachent-ils?
La tradition les a reliés à la seconde.
Cependant, les citations qui suivent autoriseraient-elles à les joindre à
la première ?
- בִּקְרֹבַי אֶקָּדֵשׁ , ἐν τοῖς ἐγγίζουσίν μοι ἁγιασθήσομαι,
Je
serai sanctifié en ceux qui s’approchent de moi, Lv 10.3.
- Selon le Livre des Chroniques (2Chr 7.16), Dieu avait sanctifié sa
Maison pour que son Nom y soit à jamais.
- Ez 36.23 : נְאֻם אֲדֹנָי יְהוִה בְּהִקָּדְשִׁי בָכֶם
לְעֵינֵיהֶֽם, ἐγώ εἰμι κύριος ἐν τῷ ἁγιασθῆναί με ἐν ὑμῖν κατ᾽
ὀφθαλμοὺς αὐτῶν :
Oracle d'Adonaï יְהוִה dans le fait de me
sanctifier en vous à leurs yeux.
Mains
de la bénédiction sur une pierre tombale

Le
Nom était invoqué par les
cohanim après le sacrifice du matin
“sur” les fidèles. Ils les bénissaient dans le Nom. Ce faisant, ils
attiraient la sanctification et la bénédiction sur les fidèles.
Au-delà de la simple invocation, la sanctification consacre:
“
Que ton Nom soit sanctifié sur nous !”
C'est pourquoi Tertullien écrivait : “
Quant à la prière que nous
formulons pour nous, lorsque nous disons ‘que ton nom soit sanctifié’,
nous demandons qu'il soit sanctifié en nous, qui sommes en lui, mais
aussi dans les autres que la grâce de Dieu attend encore, afin de nous
conformer au précepte qui nous oblige à prier pour tous, même pour nos
ennemis. Voilà pourquoi ne pas dire expressément ‘que ton nom soit
sanctifié en nous’, c'est demander qu'il le soit dans tous les hommes.”
De Oratione III.
À lire Tertullien, il semble que “sur nous” ait donné lieu à discussion et
que son abandon par les communautés ait été volontaire.
Jésus avait dit un chapitre auparavant : “
Nul ne connaît qui est le
Fils sinon le Père, ni qui est le Père sinon le Fils et celui à qui le
Fils veut le révéler”.Luc 10.22
Le Fils a sanctifié le Père en révélant leur mutuelle connaissance à ceux
à qui il voulait la révéler ; or, en Matthieu, ces deux étapes successives
sont interverties puisque la prière du Notre Père est au chapitre 6 et la
parole de révélation cinq chapitres plus loin (Mt 11.27); pourtant elle
est nécessaire à la compréhension de la prière. Le respect ou non de la
chronologie peut s'avérer très parlant.
Sur nous que vienne ta royauté !
[Que vienne ta royauté]
L'addition “sur nous” se retrouve dans les manuscrits 162 et 700 sous la
forme: “
Que vienne ton Esprit Saint sur nous et qu'il nous purifie”
, une formulation attestée par Grégoire de Nysse et par Marcion ; (à
comparer avec Lc 3,21 et 17, 21). Jésus durant son ministère ne
parlait pas tant de l'Esprit Saint (deux fois seulement en D05), mais de
la Royauté de Dieu (près d'une trentaine de fois) ; les deux expressions
étaient synonymes pour Luc qui dans les Actes s'est surtout servi de la
première. [Bibl.: M. Philonenko,
Que ton esprit vienne sur nous et
qu'il nous purifie,
Lc 11-2; l'arrière plan Qumrânien d'une
variante lucanienne du Notre Père, dans Revue d'Histoire et de
Philosophie religieuse, 1995, 75-1, p.61-66].
Qu'advienne ta volonté comme
dans le ciel, aussi
sur la terre [...]
Une demande qui n'est pas dans le Vaticanus B, P
75, L,
f1.
La mention du ciel est un rappel de l'adresse “
Notre Père qui dans les
cieux”.
Par l'insertion de
comme, était
corrigé ce que le Notre Père de Matthieu dans le codex Bezæ et les
manuscrits affiliés, pouvait avoir de déconcertant :
Qu'advienne ta volonté dans le ciel et sur la terre, Mt 6:10
( D* It
a b c k cop
bo, Tertullien, Cyprien).
Est-ce que la volonté du Père n'était pas encore accomplie au ciel ? En
écrivant “comme au ciel”, la difficulté disparaît et la question ne se
pose plus; le ciel devient un modèle pour la terre. Dans la suite, en
Matthieu, on respecta le correctif apporté ici en Luc.
Accomplir la volonté de Dieu était une orientation toute matthéenne, liée
à un souci pédagogique au sein de la communauté qui s'édifiait (cf Mt
5,16; 7,21 ; 12,50; 26,39,42). Cette phrase servait d'articulation entre
le monde des cieux et le monde pécheur d'en-bas.
Très déconcertante s'avère être la traduction habituelle en français “
que
ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel” :
l'inversion de la terre avec le ciel a fait disparaître la conjonction
καὶ
= aussi devant
sur la terre, ce qui offre deux
possibilités de lecture :
- que la volonté divine sur terre advienne de la même manière qu'elle est
réalisée au ciel ; c'est l'interprétation naturelle;
- cependant la phrase peut aussi se comprendre sur le même mode que celle
de Matthieu dans le codex Bezæ
qu'advienne ta volonté dans le ciel
et sur la terre, laissant entendre qu'au ciel, lieu où réside le
Père, sa volonté ne serait pas réalisée.
La traduction en français est seule à offrir cette ambiguïté d'une lecture
double, que les autres langues évitent en respectant la littéralité du
texte.
3 -
notre pain, l'“épiousion",
donne nous aujourd'hui.
[
notre pain "l'épiousion", donne nous chaque jour]
Alors qu'on harmonisait la prière au Père , il n'a pas paru nécessaire aux
copistes de changer le terme τὸν ἐπιούσιον , un hapax pour lequel il n'y a
pas de traduction assurée.
Le rapprochement proposé avec les Proverbes 30:8 “
Ne
me donne ni l’indigence ni la richesse. Donne-moi pour viatique ma part
de pain” (trad A Chouraqui), est assez probant car la forme
grammaticale du verbe hébreu n’est pas moins rare que l’adjectif par
lequel il fut rendu en grec.
- Le verbe hébreu signifie littéralement dévorer, mettre en pièce. Son
emploi dans les Proverbes, au hipphile הַ֝טְרִיפֵ֗נִי incline son sens
vers: nourrir, donner la nourriture nécessaire pour vivre.
- Le traducteur Grec a rendu l'expression par: δέ μοι τὰ δέοντα καὶ τὰ
αὐτάρκη: donne moi les choses nécessaires (dont j'ai besoin) et
suffisantes (qui se suffisent à elles-mêmes).
Luc a préféré créer un hapax. Il s'est servi ailleurs de la racine ούσια
(en 15,12), pour le partage des biens-fonds qu'un fils réclamait de son
père
;
cette fortune constituant la substance même de l'héritage, se
différenciait de l'usufruit (cf note sur 15.13). Dans cette prière où la
requête est également présentée par le fils au Père, il peut ne pas être
illégitime de rapprocher ἐπιούσιον d'ούσια, et d'entrevoir sous l'adjectif
substantivé un pain plus que substantiel, la nourriture fondamentale.
Origène proposait de voir dans ἐπιούσιον un participe formé à l'image de
l'hapax qu'il avait rencontré en Ex 19,6 :
"vous serez pour moi un peuple πἐρι-ούσιος" , c'est-à-dire participant de
la substance divine.
Une relecture du papyrus de la Beneicke Library de Yale , (Sammelbuch
Agypten_ 1.5224:20) à partir duquel le sens de “diaria” ou "ration
quotidienne" avait été donné à ἐπιούσιον, a permis d'identifier ἔλαiου
(d'huile) en lieu et place d'ἐπιούσιος.
Le rapprochement avec l'expression fréquente chez les auteurs classiques ἡ
ἐπιούσα ἡμέρα signifiant
le jour qui
vient n'est pas convainquant car ούσα n'est pas ούσια.( C Hemer
"Epiousos" dans Journal for the Study of the New Testament Sheffield
1984/22 p81-94 )
Quoi qu'il en soit l'hapax a pour fonction d'interroger, et les paraboles
qui font suite pourraient en être l'explicitation, notamment au v.13 dans
la leçon du codex Bezæ.
Dans le texte initial de Luc, δὸς “donne”, seul verbe à l'impératif
présent, indique un commandement qui se répète, à la différence de
l'aoriste qui exprime un ordre momentané. Ce temps s'accorde bien avec le
fait d'avoir à redire la demande chaque jour.
4 Et libère-nous de nos dettes
[ et remets-nous nos péchés]
Cette expression serait typiquement araméenne. C'est la forme choisie par
Matthieu de préférence à la demande faite au Père de remettre les péchés;
il semblait plus interpellé par la remise des dettes que par le pardon des
péchés.
-
Et ne nous introduis pas en épreuve
Jean Carmignac en s’appuyant sur la langue hébraïque et la formation
verbale du hiphile proposait de lire: “
Et fais que nous n’entrions pas
en tentation”, lecture que semble confirmer un document de Qumrân:
“
Ne laisse pas dominer sur moi
Satan ou un esprit impur” .{“al tashlet bi satan veruah tum’ah”
11QPsa Plea, Col. XIX, cf Bad Young op.cit.]
-
Mais délivre nous du mal
[...]
Matthieu se représentait le monde prisonnier du mauvais (Mt12,45;
13,24-29). Et c'est seulement après sa Résurrection que Jésus recevait
tout pouvoir au ciel et sur terre (Mt 28,18).
Mais en affirmant, durant son ministère même que tout lui avait été remis
depuis le Père (Luc10,22 et même Mt 11,27), Jésus dénonçait la parole
mensongère de Satan dans sa prétention à se voir remettre la domination
toute entière sur les royaumes (4,6). Le voyant tomber du ciel comme
l'éclair (10,18), comment sa prière au Père, s'achèverait-elle sur la
pensée de Satan? Du point de vue de Luc la demande “que vienne ta
royauté”, suffisante en elle-même, n'avait pas à être renforcée de cette
ultime demande sur la délivrance du mauvais.
CRITIQUE TEXTUELLE
- πάτερ p75 א B L arm 1 700 1342 aur vg syr
s
, Marcion (selon Tertullien), Tertullien, Origène
- πάτερ ἡμῶν L
- πάτερ ἡμῶν ὁ ἐν τοῖς οὐρανοῖς (= Matthieu 6:9),
A C D E F G H K P W X Δ Θ Π Ψ
f13
565
s, 579, 892, 1241, 1424, (1546 ὑμῶν) 2542 Byz Lect (It
a,c,ff2,i
πάτερ ἅγιε) it
b,d,e,f,l,q,r1 vg
mss syr
c,p,h
cop
sa, bo , Ethiopien, Georgien, Slave, Diatessaron ς ND Dio
2 - ἐλθέτω ἡ βασιλεία σου (cf Matthieu 6:10) A B E F G H
K L X Θ Π Ψ
f1
28 33 157 180 205 (565supp 1253 omit σου) Byz Lect it
a aur b c e f
ff2 i l q r1 vg syr
c s p h cop
sa bo arm eth
geo1 geoB slav Diatessaron Origène Titus-Bostra Cyril ς WH
- ἐλθάτω: א C P W Δ f13 1241; - ἐλθ..τω P45.
- ἐφ' ἡμᾶς ἐλθέτω σου ἡ βασιλεία D
- ἐλθέτω τὸ πνεῦμά - σου τὸ ἅγιον ἐφ' ἡμᾶς καὶ καθαρισάτω
ἡμᾶς 700, Tertullien , Gregoire de-Nysse.
- ἐλθέτω τὸ ἅγιον πνεῦμά σου Maxime le Confesseur
- ἐλθάτω τὸ ἅγιον πνεῦμά σου, ἐλθάτω ἡ βασιλεία
σου Marcion selon Tertullien
Cette variante “que vienne ton Esprit Saint sur nous” n'est pas
originelle, mais elle manifeste bien avec les Actes des Apôtres que
l'Esprit Saint a progressivement remplacé l'expression “la royauté
de Dieu” si souvent employée par Jésus.
3 - γενηθήτω τὸ θέλημά σου ὡς ἐν οὐρανῷ καὶ ἐπὶ τῆς γῆς
(cf Matthieu 6:10) (א* οὕτω καὶ) א
1 (א
2 A C D P W
Δ Θ 892 1079 E F G H K X Π Ψ f13 28 33 Byz Lect it
aur b c d e f ff2 i
(l) q 1 vg
mss syr
p h cop
bo eth
slav Diatessaron (Titus-Bostra) Cyril ND Dio
γενηθήτω τὸ θέλημά σου it
a vg
mss
cop
sa bo
5 ἀφίομεν WH
ἀφίεμεν Byz ς
6 μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς Byz ς WH
μὴ ἀφῇς ἡμᾶς εἰσενεχθῆναι Marcion
πειρασμόν p75 א* א2 B L 1 700 1342 vg syr
s
cop
sa cop
bo(pt) arm geo Marcion selon Tertullien,
Tertullien, Origène, Augustin, Cyrille, WH NR CEI Riv TILC Nv NM
7 ἀλλὰ ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ τοῦ πονηροῦ (cf Matthieu 6:13) A C
D E F G H K W Δ Θ Π Ψ f13 28 33 157 180 205 565 579 597 892 1006 1009 1010
1071 1079 1195 1216 1230 1241 1242 1243 1253 1292 1344 1365 1424 1505
(1546 ὑμᾶς) 1646 2148 2174 Byz Lect it
aur b c d f ff2 i l q 1
vgmss syrc syrp syrh copbo(pt) eth slav Diatessaronsyr (Titus-Bostra) ς ND
Dio
11-
Quel fils, d'entre vous, au
père demandera...;
[
À quel père d'entre vous le fils demandera...]
L'interrogation à propos du fils (quel fils d'entre vous) est dans la
ligne de la prière au Père. La phrase a été remodelée pour une harmonie
avec le v13.
lui remettra-t-il une pierre?
[...]
La question absente de plusieurs manuscrits, tient d'une harmonisation
avec Matthieu.
12 Et alors même qu'il lui
demanderait un oeuf, lui donnera -t-il un scorpion?
Ean commande le subjonctif dans la langue classique; c'est pourquoi
l'indicatif futur aithsei a été remplacé par le subjonctif dans plusieurs
manuscrits dont P45
13 Le Père, lui, depuis
le ciel, donnera un bon don.
(D itb itc itd itff2 iti itl itr1 (eth add πνεύματος ἁγίου) ; δόματα ἀγαθὰ
Θ (ita2) Diatessaron
[Le Père, lui, du ciel, donnera l'Esprit Saint] .
Le bon don se lit déjà en Si 18,17 :
“ ne voici pas une parole au-dessus du bon don? Et les deux ensemble chez
l'homme comblé de grâce". Ce dernier qualificatif rappelle Lc 1,28, dans
la grâce conférée à Marie à l'Annonciation. Le bon don n'est pas purement
matériel; sa teneur est celle que laissent entrevoir les images ou
paraboles employées par Jésus dans les versets précédents. Ce bon don est
donné du ciel par le Père. Sous une autre forme était reprise la demande
de la prière au Père : donne nous chaque jour le pain "l'épiousion". Le
pain sur-substantiel est un bon don à demander au Père qui le donnera “du
ciel” ; c'était une manière de conférer à la substance de ce don un
caractère spirituel.
On lit ailleurs (P45, L) “le bon esprit”. Du bon don au bon esprit il n'y
avait qu'un pas à franchir pour parvenir à l'Esprit Saint , ce qui a été
retenu par le texte consensuel.
14 -
Or disant cela, lui est
porté un démoniaque muet ;
[Et il expulsait un démon muet.]
Le démoniaque, ou possédé du démon est dans le vocabulaire de Matthieu
(12, 22); néanmoins, déjà présent en Lc 8,35D, n' est-ce pas Matthieu qui
l'aurait repris à Luc? Le début de la phrase établit une continuité avec
ce qui précède; la formulation ne présente pas de contradiction interne,
alors que celle choisie ailleurs détient une anomalie: "Et il expulsait un
démon muet." Est -ce le démon qui était muet? Non, mais l'homme
possédé du démon car "
il advint, le démon ayant été expulsé, que le
muet parla".
15 -
Comment satan peut-il
expulser Satan? [...]
Ne serait-ce pas une interpolation de Mc 3,23 ( qui comporte également un
infinitif aoriste en D05) visant à mettre une répartie sur les lèvres de
Jésus dès la première controverse de l'auditoire? Car la logique du récit
originel en paraît rompue. Jésus notait les réflexions contradictoires de
la foule: certains affirmaient qu'il chassait les démons au nom de
Béelzéboul, tandis que d'autres cherchaient à recevoir de lui un signe du
ciel. C'est à eux tous ensemble qu'il aurait parlé de ce royaume qui ne
peut tenir, s'il est divisé. C'est la division intérieure du groupe, qu'il
aurait mise en lumière, avant de dénoncer la controverse à son sujet.
Néanmoins cette phrase se trouve en plusieurs autres mss dont A,K,M, avec
un infinitif présent.
18 -
sa royauté ne se maintiendra
pas.
[Comment se maintiendra sa royauté?]
La phrase est assurément négative: si Satan est divisé au sujet de
lui-même, son royaume ne tiendra pas. Formulée comme une question par Mt
12,26 elle eut des répercussions sur les autres manuscrits de Luc.
20 - Or si moi, dans le doigt de Dieu, j'expulse les démons, c'est donc
que la royauté de Dieu a pris le pas sur vous.
[ Or si dans le doigt de Dieu, moi j'expulse...]
L'insertion du pronom "moi" en début de phrase tendrait à positionner
Jésus comme le doigt même de Dieu. Cette dénomination rappelle la
troisième plaie lancée par Moïse contre l'Egypte; au moment de
l'infestation des mouches, les magiciens égyptiens reconnurent en Moïse un
émissaire divin et s'écrièrent : "doigt de Dieu, lui!" (Ex 8,15). Aussi ,
soupçonné par certains de chasser les démons au nom de Béelzéboul - qui
signifie précisément "dieu des mouches" - Jésus fit une allusion au signe
correspondant du livre de l'Exode; si les mages égyptiens avaient reconnu
en Moïse "le doigt de Dieu", à plus forte raison ses détracteurs
n'allaient-il pas, quant à eux, prendre conscience du signe qui leur était
donné? Signe qui devenait menaçant, la royauté de Dieu prenant le pas sur
eux jusqu'à disperser leurs dépouilles (v.22). Une autre allusion aux
signes de Moïse se lit en 6,10.
Loin de cette lecture, Matthieu (12,28) parlait de l'esprit de Dieu et non
du doigt de Dieu, ce qui eut des répercussions sur l'interprétation du
dialogue.
24 - διὰ
τῶν [ἀν]ύδρων =
À
travers les lieux de serpents de mer, au lieu de
à travers les
lieux arides.
Erreur de scribe? Udrwn génitif pluriel masculin ou féminin, désigne un
serpent d'eau comme l'hydre.
29 -
Le signe de Jonas (Ἰωνᾶ)
Selon la Septante, Ἰωνᾶ , en Jonas 4,6, est bien le génitif du nom.
30b -
Et comme Jonas dans le
ventre du monstre marin fut trois jours et trois nuits, ainsi, aussi le
Fils de l'humain dans la terre.
[...]
Interpolation abrégée de Matthieu 12,40, chez qui ce verset est une
annonce de la Passion; en ajoutant que Jonas était prophète, il donnait à
la terre un cœur . Mais en Luc, l'insertion de ce verset marque une
rupture dans la continuité assurée par le mot génération aux v.30 et 31,
et le thème de l'écoute de la Parole amorcé au v.28. Le signe de Jonas
n'est-il pas d'abord la proclamation appelant à la conversion? Iona avant
même d'évoquer le prophète de ce nom, signifie en hébreu la colombe, signe
de la voix divine (bat kol) appelant au repentir. C'est par sa prédication
que Jonas fut un signe pour les Ninivites (v.30a), tandis que l'envoi
miraculeux du poisson fut un signe pour Jonas lui-même. Mais que disait
Jonas? Encore 40 jours et Ninive sera détruite. Or quarante ans après le
ministère de Jésus, Jérusalem fut détruite. Le signe de Jonas constituait
le premier avertissement .
31 - * [ au jugement ].
harmonisation sur Mt 12,42. Le jugement dernier est étranger à la pensée
de Luc
32 - *** [ des hommes ninivites se lèveront lors du
jugement avec cette génération et la condamneront parce qu'ils se
convertirent à la proclamation de Jonas, et voici plus que Jonas ici!] .
Le verset 32 est absent du codex Cantabrigiensis. C'est une addition
visant à harmoniser Luc sur Mt 12,41; le jour du Jugement, thème matthéen
déjà présent dans son verset sur la reine du Midi, fut repris ensuite dans
les autres manuscrits de Luc; la prédication, kérygme, terme plutôt
paulinien, vient de Jonas 3,2.
Voici plus que Jonas ici! l'expression fait pendant au verset 31, voici
plus que Salomon ici! Salomon, jouissait d'une renommée " pour le Nom du
Seigneur" (1R10,1);mais il sacrifiait aux divinités de ses épouses. Dès
lors, que Jésus se soit élevé au dessus de sa légendaire sagesse n'est pas
pour surprendre. Il n'en va pas de même avec Jonas : "La parole du
Seigneur fut adressée une seconde fois à Jonas: lève-toi, va à Ninive la
grande ville et profère contre elle l'oracle que je te communiquerai" (Jon
3,1-2). Puisque Jonas disait la parole même de Dieu, comment Jésus, sans
contradiction, pouvait-il s'élever au-dessus d'elle en disant "voici plus
que Jonas ici“? Il convient de remarquer que cette difficulté est absente
du texte lucanien du codex de Bèze.
35 -
si donc la lumière, celle
en toi est ténèbre, quelles ténèbres!
[Examine donc si la lumière qui est en toi n'est pas ténèbre].
Interpolation de Mt 6,23.
36 - *** : D, it, P3 P4 P7 P42 P69 P82 P97 P111
[ si donc ton corps entier lumineux n'ayant pas de partie ténébreuse, il
sera tout entier lumineux comme lorsque la lampe t'illumine de son éclat].
Ce verset absent du codex Bezae de l'Itala et de nombreux papyrii n'a pas
de parallèle chez Matthieu. Ce verset renchérit sur ce qui précède, de
manière cette fois positive et non point négative.
37 -
Or un certain pharisien le
sollicita afin qu'il prenne son repas avec lui.
[Comme il parlait, un pharisien le requit de manière à ce qu'il prenne son
repas chez lui].
Le verbe δέομαι est insistant; c'est le verbe de la prière; le pharisien
dut solliciter, prier Jésus pour qu'il consente à venir dîner chez lui.
Pourquoi Jésus fut-il réticent à accepter? Peut-être redoutait-il d'avoir
à dire les paroles qu'il n'allait pas pouvoir taire ?
39 -
ὑποκριταί ,
Hypocrites![D05, It]
En grec, l'hypocrite est avant tout un interprète. Dans le langage
religieux, il caractérise celui qui distribue les oracles et déchiffre les
songes. En contexte hébraïque ce sera l' interprète de la Loi (cf. Lc
13,15), sinon, celui qui lit les signes (12,56) ou prétend voir pour les
autres (6,42). En langage familier l'hypocrite est plutôt le comédien qui
interprète son rôle théâtral qu'il déclame; de là on en est venu au sens
figuré du fourbe, dissimulé. Cette orientation surtout matthéenne (cf Mt
23,13,15,23,25,27,29), a pu être introduite ici par un scribe.
40 -
Celui qui a fait
l'intérieur, n'a-t'il pas fait aussi l'extérieur ? (D05 P
45
Γ C 700 It)
[Celui qui a fait l'extérieur n'a-t-il pas fait aussi l'intérieur?]
Employé comme sujet en tête de phrase, le démonstratif ὁ =
celui-ci,
représente un nom qui n'était pas sujet dans la phrase précédente. Jésus
ne se désignait-il pas lui-même comme en 7.28 ?. Se gardant pur en son
cœur, il ne lui était pas nécessaire de se purifier symboliquement en
aspergeant son corps. L'inversion dans les autres manuscrits des termes
intérieur-extérieur a conduit certains traducteurs (cf Tob, FC) à
identifier le démonstratif ὁ, à Dieu même, le créateur de l'extérieur
c'est-à dire de l'enveloppe charnelle et de la nature spirituelle des
humains. D'autres ont pensé que Jésus invitait son hôte pharisien à se
rendre aussi pur intérieurement qu'il le prétendait de sa conduite
extérieure (cf Mt23,26).
Celui qui a fait l'intérieur : si Jésus parlait de lui-même,
devrait-on comprendre qu'il avait travaillé à sa purification? Oui dans la
mesure ou sa sainteté et sa pureté originelle ne l'avaient pas dispensé de
la lutte contre les tentations (cf 4,1-13).
Il ne s'était pas lavé liturgiquement les mains. Ce geste est requis
lorsque le repas comporte du pain, et il est accompagné de la bénédiction
"
Sois béni, Eternel notre D.ieu, Roi du monde, qui nous a sanctifiés
par ses commandements et nous a ordonné d’élever les mains". Que le
repas ait comporté du pain n'est pas explicite dans la formulation du v.37
(à la différence de Marc 7.15 et Mt 15.2). Selon la tradition, le
secret de la richesse résiderait dans l'action de verser l'eau sur
les mains. Plus de l'eau est versée et plus le train de vie est
susceptible d'amélioration. À ceux qui lui reprochaient de ne pas
sacrifier à ce rite, Jésus rappelait (cf v 41) la nécessité de l'aumône
plutôt que de thésauriser. Ce n'était pas le rite qu'il remettait en
question mais la superstition qui s'y rattachait.
42 - * [ or il fallait faire ceci et ne pas négliger
cela].
Supplément s'harmonisant sur Mt 23,23 où le reproche aux pharisiens
dénonçait la négligence des principaux commandements au profit des plus
petits. En Luc Jésus dénonçait abruptement cette observance religieuse par
laquelle on se justifie tout en passant à côté de l'important.
43 -
Et les premiers lits dans
les dîners
[...]
Interpolation de Mt 23,6 .
46
-
De l'un de vos doigts vous ne touchez
pas.[D05,It, Sy]
[De l'un de vos doigts vous ne touchez pas
aux fardeaux]
Quest-ce que les légistes ne touchaient pas du doigt et que le
scribe du Texte Alexandrin a cru bon de préciser avec le datif “aux
fardeaux”? L'hébreu מַשָּׂא signifie à la fois
la charge et la
prescription;
or le rôle du légiste était d'émettre à partir de la lecture de la Torah
des prescriptions à respecter au quotidien (Hallarah); c'est ce que Jésus
comparait à des charges pénibles à porter ; et bien que son jeu de mots
n'ait pas de correspondance stricte en grec, son propos était à entendre
au sens figuré.
Le verbe προσψαύετε, un hapax legomenon, n'est suivi d'aucun complément
dans le Texte Occidental; le préfixe προς marque aussi la proximité et
l'expression est à comprendre “vous n'effleurez pas (ces prescriptions)
d'un seul de vos doigt”. En disant cela, Jésus évoquait l'instrument en
forme de main sculptée au doigt pointé permettant de lire la Torah ligne à
ligne sans avoir à l'effleurer. La distance entre le manuscrit et la main
du lecteur tenant la
“yad” était comparable à la distance entre
la prescription émise et l'expérience que le légiste n'était pas sensé
faire.
49 -
C'est pourquoi , j'envoie
vers eux des prophètes.
[C'est pourquoi la sagesse de Dieu a dit aussi, j'envoie contre eux des
prophètes].
Avec "j'envoie", l'action était énoncée par Jésus au présent; toutefois
elle concernait un fait du temps jadis que Jésus en personne disait
accomplir de lui-même (même phrase en Matthieu 23,34, mais au futur, et
relue dans son contexte). Cet impact du Je, très fort en d'autres endroits
du codex de Bèze (4,18; 17,10; 19,46) a été censuré dans les autres
témoins scripturaires où l' envoi de prophètes a été référé à la sagesse
de Dieu; Mais cette phrase obscure du codex Bezae faisait directement
référence au prêtre Zacharie en 2Chr 24,19-22 tué par les courtisans sur
ordre du roi. Y aurait-il dans ces paroles de Jésus une allusion
souterraine au meurtre du Baptiste?
50
Afin que soit demandé
compte du sang de tous les prophètes qui fut versé depuis la fondation
du monde jusqu'à cette génération là -51 - depuis le sang d'Abel
jusqu'au sang de Zacharie fils de Barachie qu'ils tuèrent entre l'autel
et le sanctuaire. Oui je vous dis, il sera demandé compte depuis cette
génération là!
[
Afin que soit demandé compte du sang de tous les prophètes ayant été
versé depuis la fondation du monde depuis cette génération là -51 -
depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie qui a péri entre l'autel
et la Maison. Oui je vous dis, il sera demandé compte depuis cette
génération là!]
Le texte de Luc dans le codex de Bèze a été chargé de la confusion commise
par Matthieu entre le grand prophète Zacharie fils de Barachie (Za 1,1) et
le prêtre assassiné, Zacharie fils de Yéhoyada (2Chr24,20). Elle ne s'est
heureusement pas répercutée dans les autres manuscrits.
De quelle génération était-il question au v.50? Deux réponses sont à
envisager:
- - Comme le participe sur le sang versé est à l'aoriste, c'est à la
génération du passé, celle des pères entrevue au v.47, qu'il allait
être demandé compte du sang innocent; l'une des générations de ces
pères avait tué Zacharie, nommé au v.51, prêtre, fils de Yéhoyada , en
le lapidant dans le temple. Avant d'expirer il avait fait cette
prière: "que le Seigneur voie, et qu'il demande compte!"
(2Chr 24,22). Dernier prophète martyrisé mentionné par la Bible
hébraïque, Jésus le prenait comme point de focalisation ; il allait
être demandé compte jusqu'à sa génération, des prophètes assassinés
jusqu'à lui. Et à partir de lui, c'est aux générations venant après
lui qu'il allait être demandé compte du sang des prophètes assassinés;
en effet le v.51 reprend: Oui je vous dis, il sera demandé compte
depuis cette génération là!
- - Autre lecture: Soit la génération mauvaise en quête de signe
évoquée au v. 29, la génération même de Jésus. C'est ce qui fut
compris avec la retouche au texte initial (ἀπὸ au v.50 à la place de
ἔως); selon cette lecture la Sagesse divine allait demander compte, à
la génération de Jésus, du sang de tous les prophètes versé depuis la
création du monde. Cette pensée était inspirée de Matthieu (23,35)
selon qui le sang versé depuis Abel allait retomber sur la génération
de Jésus. Mais ce désir de vengeance ne tenant pas compte de
l'élémentaire respect de la justice, la première lecture n'est-elle
pas préférable à la seconde ?
52 -
Vous avez subtilisé (caché
pour soustraire) la clé de la connaissance.
[Vous ôtez la clé de la connaissance]
Avec ἐκρύψατε il s'agit d'une action consciente, plus que la conséquence
d'une attitude involontaire voire inconsciente. Ce réalisme de la
réflexion, dans la ligne des Prophètes, découvre l'obscurité des
intentions en refusant les fausses culpabilités. Il a pu être ressenti
comme un anti-judaïsme (cf Eldon Jay EPP, The theological tendancy of
codex Bezae in Acts, Cambridge, 1966). Or, quel que soit le verbe cacher
ou ôter, cette accusation générale et gratuite, lancée en public, sans
appui justificatif et sans permettre à quiconque de se défendre a eu un
impact considérable dans la position chrétienne contre le Judaïsme.
Comment Jésus n'aurait pas mesuré les conséquences de la flèche qu'il
décochait contre une religion dans laquelle il était né et qui l'avait
porté? Avec cette nouvelle insulte la cassure se consommait. Son
accusation était d'autant plus incompréhensible que peu de temps
auparavant il avait agréé la synthèse qu'un légiste faisait de la Torah
(Lc 10.28).
53 - 54 -
Or en leur disant cela
devant tout le peuple, ils commencèrent - les pharisiens et les légistes
- à en "avoir terriblement" et à se confronter à lui sur de nombreux
(points) , cherchant à tirer de lui un prétexte quelconque pour trouver
à l'accuser. De nombreuses foules, alors, cernant tout autour, au point
que les uns et les autres suffoquaient...
[
Etant sorti de là, les scribes et les pharisiens commençèrent à en
avoir terriblement et à l'interroger sur beaucoup, lui tendant des
pièges pour surprendre quelque chose de sa bouche. Alors, comme se
rassemblaient des myriades de foules...]
Pharisiens et légistes forment logiquement le sujet de la première phrase,
puisque Jésus venait de s'adresser aux uns puis aux autres , tandis que
les scribes n'étaient pas directement en cause - ce dont les autres
témoins scripturaires n'ont pas tenu compte. Vertement repris par Jésus,
ils espéraient en sondant ses paroles, trouver une répartie pour se
justifier, car Jésus les avait invectivés en public devant tout le peuple,
attirant des myriades de foules. Si cette dispute se raccrochait à la
remarque personnelle d'un pharisien sur les ablutions rituelles (v.37),
elle la dépassait de beaucoup puisque l'invective était adressée aux
pharisiens dans leur ensemble et aux légistes, non à un homme en
particulier.
Il semble que ce délicat enchaînement des faits ait motivé une nouvelle
formulation des versets. Celle-ci n'a su éviter la contradiction car dans
les versets suivants Jésus cerné par la foule aurait choisi ce moment là
pour parler en privé à ses disciples. Difficile cohérence de la
chronologie avec cette succession de faits qui ne s'emboîtent pas vraiment
les uns dans les autres.