Luc Chapitre I
Le prologue
L'auteur du “Troisième Évangile” s'est essayé à un
exercice de style pour énoncer les points forts de sa démarche et faire
part de son intention : Donner à son lecteur un écrit vraiment fiable,
fondé sur l'exactitude et la chronologie des faits.
Pourtant, quel auteur du Nouveau Testament aura été plus
accusé de s'être trompé et d'avoir mêlé le vrai avec le faux ? Car, c'est
sans vergogne qu'il est mis en doute...et tout aussitôt justifié par le
prétexte que les exigences vis à vis de l'Histoire n'auraient pas été, à
cette époque, les mêmes qu'aujourd'hui.
La traduction qui fait suite est ordonnée selon un chiasme qui tend à
mettre en exergue la phrase médiane
“les servants de la
Parole”. Elle force le trait de manière à mettre en relief une
opposition sensible entre les deux premiers versets et les deux suivants ;
l'auteur y justifiait la nécessité qu'il avait d'écrire pour
suppléer aux imperfections de ses devanciers. Faisant part de sa méthode
et s'impliquant lui-même tout en restant dans l'anonymat, il répondait
avec une étonnante concision aux règles littéraires du genre.
1 - Justement, puisque
plusieurs ont manigancé
de
rétro-ordonner un récit oral des événements qui se sont
réellement produits parmi
Nous
2 - ainsi que Nous les ont
transmis les observateurs depuis le commencement
et qui sont devenus des servants
de la Parole,
3 - j'ai décidé, moi aussi
qui ai tout accompagné avec attention depuis l’origine,
d’écrire
pour toi avec exactitude, en ordre chronologique excellent
Théophile,
4 - afin que tu
reconnaisses, des paroles dont tu as été instruit
oralement,
la fiabilité.
|
1 -
ἐπιχείρω revêt deux
sens :
manigancer, tenter de ou bien
entreprendre
; les autres emplois de ce verbe dans les Actes (9.29 ; 19.13) reposent
sur le premier sens qui suggérerait ici une prise de distance de l'auteur
par rapport à ces
plusieurs qui avaient
rétro-ordonné
un récit des événements.
Manigancer serait le sens que sous-entendait Eusèbe de Césarée :
Luc, au début de son récit, expose lui-même ce qui l'a déterminé à
entreprendre son œuvre. Il nous déclare que beaucoup d'autres se sont
mêlés de raconter inconsidérément des choses qu'il a examinées à fond.
Aussi bien, juge-t-il nécessaire de nous débarrasser des conjectures
douteuses qu'ils enseignent, et de nous donner, en son évangile, le
récit fidèle des événements.” ΗΕ III,24,15 . De même Bède dans son
Commentaire sur Luc :
“Lorsque saint Luc dit plusieurs, il a donc
moins égard à leur nombre qu’à la diversité des hérésies que
professaient ces prétendus évangélistes, qui sans avoir été favorisés
des dons de l’Esprit Saint et ne s’appuyant que sur leurs vains efforts,
ont cherché bien plutôt à composer des histoires qu’à reproduire la
vérité historique des faits.” (catena aurea).
-
ἀνατάξασθαι , ce
verbe attire l'attention comme hapax. Le fait de remonter en arrière
était-il vu comme une démarche à rebours ?
On peut penser à Apollonios qui, d'Alexandrie s'était rendu à Éphèse au
tournant des années 50, et prêchait ce qui concernait Jésus mais en ne
connaissant que le baptême de Jean; il reconnut Jésus comme messie après
avoir été enseigné par Priscille et Aquilas (Ac 18.25 et 28). Il
semblerait qu'il ait reçu la bonne nouvelle oralement par des disciples
qui n'adhéraient pas au message professé par Pierre à la Pentecôte et se
refusaient à considérer en Jésus le messie d'Israël. Remontant en arrière,
et donc jusqu'au début du ministère, ils diffusaient la bonne nouvelle
mais de manière tronquée.
-
διήγησιν,
un récit,
est en hapax dans le NT alors que le verbe correspondant, διεγέομαι, est
fréquent dans les évangiles pour tout rapport oral. Le terme est au
singulier. Par contre, ils avaient été plusieurs à le composer et à le
diffuser (oralement). Le substantif διήγησιν est relayé par le participe
κατηχήθης
au v 4 , significatif d'un enseignement reçu oralement.
des réalités portées à leur plein
accomplissement parmi nous ainsi que nous les ont transmises...
Le double “nous” est généralement envisagé sous un angle générique à la
façon dont Justin parlait de l'auteur de l'Apocalypse qu'il n'avait pu
connaître : “
Puis auprès de nous, un homme du nom de Jean, l'un des
apôtres du Christ”. Mais, au contraire, rien n'interdit de
penser que l'auteur du prologue, en s'impliquant lui-même dans une
réitération du nous, avait été un témoin des faits et un récipiendaire
direct de la transmission apostolique.
2 ὑπηρέται γενόμενοι τοῦ λόγου
: Devenus servants de la Parole.
Ce verset constitue le centre du chiasme focalisant sur lui l'attention.
L'expression est à relier à l'épisode de Nazareth quand, dans la
synagogue, Jésus
remit le rouleau d'Isaïe qu'il venait de lire au servant
préposé à porter les rouleaux, les sortir, les rentrer dans leur
tabernacle et en favoriser la lecture, une tâche considérée comme un
gage d'honneur, d'amour et de confiance. Le terme revient dans une
vision de Paul qui se voyait confier la charge d'en témoigner et d'en
être le servant (Ac 26.16)
L'expression “les
servants de la Parole” aurait donc pour fonction de
positionner le message de la bonne nouvelle au même niveau que la Torah,
et en lui accordant le même caractère sacré. Faut-il pour autant y lire
cet autre nom du Christ que lui donnera Jean en
parlant de l'Incarnation du “Verbe” ? Il semble que Jean ait
fait franchir une étape à ce terme-concept qui relie les deux
évangiles.
La première personne à avoir “porté la Parole” est Marie, la mère de
Jésus, qui est louée à cinq reprises au cours de cet évangile pour son
attention à la Parole, tandis qu'une autre Marie, la sœur de Marthe lui
donnait, elle aussi, toute son attention (Lc
10.39).
3 - ...Il a semblé bon
à moi aussi qui ai tout accompagné avec attention depuis l’origine
Sous la forme au parfait, le verbe παρακολουθέω revient comme un
leitmotiv dans les lettres et les discours de Démosthène. Le champ
sémantique du verbe est clair en lui-même, puisqu'il signifie “accompagner
sur le chemin”.
Aussi la traduction ayant suivi par la pensée, ou
bien m’étant informé, est un abus de langage qui laisse
entendre que Luc n’avait pas pris part aux événements consignés, mais
qu’il les avait seulement scrutés à travers le rapport d’autrui. Se
serait-il mal exprimé? Le pli des habitudes, sinon les réflexes
conditionnés, dès la fin du premier siècle, ont confiné
l’évangéliste dans un rôle de rédacteur, de manière à le distancer des
faits rapportés. Mais les exemples littéraires obligent à conclure qu’il
prit part aux événements rapportés, comme Démosthène de son temps ou
Flavius Josèphe dans la guerre contre Rome. C'est Henry Cadbury qui, le
premier, a soulevé ce contresens
millénaire.
À
la fin du Ier siècle, Jean l'Ancien donnait au verbe παρακολουθέω le
sens “accompagner de près”. En reprenant les
exigences exprimées dans le prologue, il s'apercevait que l'écrit de
Marc n'y répondait pas. Manifestement,
il avait eu connaissance de l'Évangile de Luc.
L'adverbe ἀνῶθεν revêt trois sens : d'en haut, à
nouveau ou dès l'origine ; ce dernier sens est celui à
retenir car il contraste avec “depuis le commencement” au v.2.
Ces deux adverbes sont synonymes ; mais ont-ils exactement le même sens
? Sont-il
interchangeables ?
Ἀνῶθεν
remonte plus loin dans le temps que ἀπ᾽αρχῆς à
l'exemple d'Actes 26. 5&6 où Paul se disait connu des Juifs dès
le commencement de sa jeunesse à Jérusalem et que, pour l'avoir
connu auparavant, ceux qui le voulaient pouvaient témoigner qu'il
appartenait depuis l'origine , celle de sa famille, à la secte
des pharisiens. Ici,
ἀνῶθεν
peut désigner la jeunesse que Jésus avait
partagée avec “ses frères”, dans la mesure où le rédacteur du troisième
Évangile serait l'un
d'eux.
Ou bien ἀνῶθεν
remonte plus loin encore, à la toute petite enfance de Jésus ; ce
serait une allusion discrète au témoignage de Marie donné
dans les deux premiers chapitres et qui
constituent
le socle du “Troisième Évangile”.
avec
exactitude, en ordre chronologique.
Avec exactitude ou avec rigueur en réponse à une démarche
“scientifique”.
En ordre chronologique avec κατ'εξῆς ou selon la suite. Les
événements étaient énoncés séquentiellement, dans l'ordre dans lequel
ils survinrent. En les intervertissant Luc aurait généré une confusion
propre à faire prendre les causes pour les conséquences.
4 - D’écrire
pour toi Excellent Théophile
Luc avait dédicacé son œuvre à Théophile, soulignant
sa qualité d'officiel par l'emploi du superlatif κράτιστος
“excellent” dans son évangile. Cet adjectif est à trois
reprises dans les Actes (Ac 23:26; 24:3; 26:25), pour des
adresses à des officiels de haut rang, les procurateurs Félix et Festus.
En préface d’une œuvre une telle dédicace relevait d'une convention
littéraire déjà bien établie et qui voulait que le personnage en
question appartint à la classe qui exerçait le pouvoir.
Une adresse similaire était faite par Flavius
Josèphe au "très excellent Epaphrodite", un personnage
dont l'historien admirait la rigueur et la volonté d'authenticité dans
sa préface des Antiquités, si bien qu'il lui dédia sa Vita et son traité
Contre Apion. Malgré ces mentions, l'identification d'Épaphrodite
demeure soumise à conjectures. La personnalité de Flavius Josèphe laisse
supposer qu'Épaphrodite n'était pas un homme de l'ombre mais qu'il
jouissait d'une reconnaissance officielle; c'est pourquoi certains ont
pensé à l'affranchi de Néron qui devint secrétaire de Domitien, ou à cet
autre, nommé procurateur sous Trajan.
La même problématique revient dans l'Épître à Diognète dont
l'identification est elle aussi soumise à conjecture. Aurait-il été ce
conseiller de Marc Aurèle? La lettre était conçue comme une réponse à
celui qui s'interrogeait sur le christianisme naissant.
Dédier leur ouvrage à un personnage permettait à ces
auteurs de préciser leur orientation lorsqu’ils demandaient à une
personnalité de haut rang de leur apporter leur caution.
“Le prologue renfermait souvent une dédicace,
non parce que l'auteur visait un succès commercial grâce au patronage
du dédicataire, mais parce que des liens personnels d'amitié ou de
reconnaissance l'unissaient à ce personnage et nourrissaient son
espoir que l'œuvre fût goûtée par le dédicataire et ses amis”
(F.Bovon)
Parmi d'autres préfaces, est à remarquer celle de
Justin Martyr qui, vers 155 adressait une première Apologie à l'Empereur
et une seconde au Sénat, dans le but de défendre les chrétiens en butte
aux persécutions. A chaque fois il libellait son adresse selon les
principes de l'administration romaine, saisissant les autorités de
manière officielle.
Au vu de ces exemples, il serait très surprenant que
Luc ait dédié son travail à un personnage fantôme, simple prête-nom
d'une communauté d'auditeurs. Théophile devait, lui aussi, appartenir à
la classe dirigeante et il y a lieu de rechercher le poste qu'il
avait pu occuper et le but exact que visait Luc en s'adressant à
lui.
Le dernier mot de son prologue, "solidité" est posé
en point d'orgue en fin de phrase, la plus longue de tout son récit.
Étymologiquement le terme signifie sans chute, sans erreur.
Ἀσφάλεια se retrouve dans les ouvrages historiques, dans le langage
des tribunaux comme des politiques pour exprimer la confiance
qu'il est possible d'avoir dans une source, une information, un document
ou un rapport; ce mot est souvent accolé à reconnaître ou écrire .
Effectivement Luc prenait à témoin Théophile,
sollicitant de lui plus qu'une appréciation ou un discernement, mais par
un acte de "reconnaissance" , l’apport de sa “caution". Luc
s'était efforcé d’étayer ses propos de repères historiques à
l’intention d’une personnalité dont l'appréciation présentait à
ses yeux un enjeu particulier. Au moment de se mettre à la tâche, le
récit était déjà construit à l'état oral puisque Luc disait seulement le
mettre par écrit à l'intention de Théophile (et non point le rédiger).
Théophile , un nom grec signifiant "celui qui
aime Dieu" était relativement peu répandu parmi les Juifs
au premier siècle selon les témoignages scripturaires. L’importance
accordée par Luc à l’étymologie des noms n’incite pas à s’enquérir d’un
personnage grec ou romain, consacré à un autre dieu que celui
qu’il vénérait. Or le seul officiel juif de ce nom, connu après l’année
30, fut le grand-prêtre Théophile, ce fils d’Anne, qui exerça de 37 à
41. À la différence de son frère Jonathan nommé un an avant lui, il ne
faisait pas partie de l’assemblée du Sanhédrin (évoquée en Ac 4, 6) qui
arrêta Pierre et Jean avant de persécuter Étienne. Il exerça son office
en même temps que le procurateur Marullus, sous l'empereur Caligula
auprès duquel se trouvait Agrippa I, quand le temple fut menacé de voir
trôner en son Saint la statue de l'empereur. Dans cette affaire il
serait resté comme en retrait, évitant de s’afficher. Sous son mandat,
les églises de Judée Galilée et Samarie eurent un temps de répit
qu’elles surent mettre à profit pour s’accroître et se fortifier (cf Ac
9:31). Son père Hanne
était vraisemblablement mort lorsque son frère et lui exercèrent comme
grand-prêtre.
Grâce à la caution reçue de lui, Luc put rendre
public et répandre sans inquiétude l'évangile mis par écrit, si bien que
Paul, une quinzaine d’années plus tard, pouvait écrire aux
Corinthiens qu’il leur envoyait ce frère loué dans toutes les églises
pour l'évangile (2 Co 8:18).
Bibliogr: RH Anderson, à la
recherche de Théophile, Dossiers d'Archéologie, janvier 2003 p
64-71.
Si
le nom Théophile avait symbolisé le chrétien type aimé de Dieu,
il aurait été écrit comme l'adjectif θεοφιλής (cf L Alexander, The
preface of Luke's Gospel p 188).
Afin que tu reconnaisses la
fiabilité.
Luc attendait de Théophile un acte de reconnaissance. Quarante ans après
la Passion aurait-il été en mesure de l'exiger de Théophile ? Les
chrétiens avaient subi plusieurs séries de persécutions tant en milieu
juif que chez les Romains et on ne voit pas bien quel avantage il
pensait tirer de ce patronage. Par contre, dans les années qui suivirent
la Résurrection, afin de trouver une assise solide au sein de la
Synagogue et il pouvait être judicieux d'être appuyé par l'autorité,
notamment religieuse.
Luc a beaucoup insisté sur l'innocence de Jésus, plus que les trois
autres évangélistes réunis. Ne souhaitait-il pas, par la publication
officielle de l'ouvrage, faire reconnaître cette innocence ?
Car derrière le terme ἀσφάλεια qui désigne l'assurance, la sécurité, la
certitude, Luc pouvait penser à la solidité des témoignages qu'il
transmettait et sur lesquels se fondait la foi des fidèles.
des paroles,
elles [dont] tu as été instruit oralement
Τῶν corrigé dans les autres manuscrits par ὧν, n'est pas
une erreur de scribe par omission du τ. Il se rencontre dans la langue
d'Homère aussi comme pronom démonstratif, et séparé du nom par un
ou plusieurs mots, comme c'est le cas ici. Il prend alors un sens
emphatique ou plus précis. A d'autres reprises Luc y a eu recours (2,49).
tu as été instruit oralement. Ce verbe est d'emploi rare
jusqu'au premier siècle; il se retrouve dans les Actes à propos d'une
rumeur que l'on entend et dont on se fait l'écho jusqu'à la répandre à
son tour:
- Ainsi certains avaient répandu
la rumeur que Paul incitait à ne plus pratiquer les coutumes
juives (Ac 21,21); le verbe est à l'aoriste. Paul eut alors à
accomplir une démarche de purification pour que l'on sache qu'était
infondée la rumeur qui avait couru à son sujet (Ac
21,24); le verbe est alors au parfait: cette rumeur avait donc
été répandue depuis un certain temps déjà, et elle était encore
présente à la mémoire.
- - Apollos en Ac18,25, lettré versé dans les Ecritures Saintes,
était dit avoir entendu l'enseignement à
Alexandrie d'où il était originaire. A son tour il se mit à
proclamer la parole avec rigueur; mais s'étant fixé sur le seul
baptême de Jean, il fut pris à part par Priscille et Aquilas qui lui
exposèrent avec plus d'exactitude encore la "Voie". Le verbe est au
parfait ce qui laisse entendre qu'Apollos était un disciple instruit
depuis un certain temps déjà lorsqu'il arriva à Ephèse.
Si, à son image, Théophile avait été un disciple déjà formé, le verbe du
prologue aurait été vraisemblablement au parfait ; or il est à
l'aoriste. Ainsi au moment où Luc lui dédicaçait son ouvrage, Théophile
venait de se voir communiquer, sur le sujet, une première
information à laquelle il avait donné un écho. Et comme dans les cas
précités, cette information allait devoir être précisée, sinon
rectifiée. Théophile pouvait être un sympathisant mais probablement pas
un fidèle des assemblées chrétiennes. C'est à partir de ces textes que
le terme a pris un sens restreint, qu'il n'avait pas alors, pour
désigner la catéchèse chrétienne.
Des annonces aux cantiques évangéliques
5 -
Hérode le roi de la Judée.
Qu'importe l'article? Ecrire qu'Hérode était roi de la Judée,
c'était décliner son titre, son rang hiérarchique; mais est-ce cela qui
intéressait l'auteur ? n'était-il pas plus important de préciser qui
était cet Hérode là ? C'était le roi de la Judée - à ne pas confondre
avec son fils Archélaüs qui exerça comme ethnarque sur la Judée avec le
nom d'Hérode. La présence de l'article dans le codex de Bèze attire
simplement l'attention sur une préoccupation d'ordre historique qui
pouvait guider l'auteur.
une femme pour lui.
[sa femme]
De nombreux manuscrits comportent, comme au v13, la leçon courante et
attendue sa femme, avec le pronom au génitif et l'article devant le
substantif. La leçon au datif apporte, quant à elle, une nuance:
Elisabeth serait présentée au moment de son union avec Zacharie, comme
celle qui lui était destinée, avant de devenir sa femme en titre. Le
datif indique l'attribution (comme en 1,7 ; 2,5; 10,39) et le génitif ce
que l'on détient en titre (cf 8,3D).
Les v5-7 ne fixaient pas les portraits d'Elisabeth et de Zacharie en un
moment précis mais retraçaient leur cheminement commun alors qu'ils
s'avançaient dans leur jours (participe au parfait) au temps du roi
Hérode.
Elisabeth
Même orthographe au v36, mais Elisabeth aux v 7,40, Elisabet au v.56
Elisabed aux v13,24,41; ces changements sont indépendants de la
déclinaison, un nominatif dans la plus part des cas. Le codex Bezae est
seul à présenter la terminaison Elisabed qui a parfois été répercutée
dans le latin correspondant. Elle était "d'entre les filles
d'Aaron" ; cette expression consacrée laissait entendre qu'Élisabeth
répondait aux critères pour être l'épouse d'un prêtre. La Torah ne
l'exigeait pas mais les coutumes voulaient qu'un prêtre épouse une femme
de la tribu lévitique.
6 - Devant, au
regard de Dieu.
L' adverbe ἐνώπιον devant, n'est pas empreint d'une notion
d'opposition à la différence d' ἐνaντίον, face à, vis à vis de, à
l'encontre de (cf Lc 20,26: affrontés au peuple); ic iἐνώπιον est
recommandé par le contexte.
Au v.8 l'adverbe ἔναντι, (devant Dieu) se termine par un "iota
deictique" ,dont le but est d'attirer l'attention: Cet hapax dans
le NT, est fréquent dans la LXX. Il a pu être choisi en référence au
livres de la Torah (Nb 8.13, 32.32 etc), à propos du service accompli
par le Grand-Prêtre entrant dans le Sanctuaire, "devant le Seigneur",
pour une intercession en faveur d'Israël. Ave ἔναντι insistance était
mise sur la crainte religieuse inspirée par la présence de Dieu dans le
temple où le prêtre se voyait confronté à la sainteté divine.
7 -à proportion de;
Ce terme assez peu fréquent comporte la nuance suivante: en proportion
de; (accompagné de la particule ἐν, ce qui n'est pas le cas ici, il
signifie dans la mesure où). Zacharie et Élisabeth n'avaient pas
d'enfant à proportion de la stérilité d'Élisabeth. Du point de vue du
narrateur cette stérilité pouvait donc n'être ni définitive ni absolue
13 - Elisabeth engendrera *[
pour toi] un fils
Le codex de Bèze n'a pas le pronom personnel pour toi, ce qui, dans le
contexte culturel du temps, renforçait l'insolite de la naissance de
Jean. En effet la femme était sensée engendrer pour l'homme (cf Lc
20,28). Or Elisabeth n'allait pas d'abord ou seulement engendrer
pour Zacharie son époux, mais pour Dieu selon son dessein, pour
l'enfant lui-même, pour elle, et pour les fils d'Israël comme cela avait
été annoncé par l'Ange. De ce point de vue, l'ajout du pronom dans les
autres manuscrits, restreint considérablement les dimensions du projet
divin.
L'emploi du verbe γεννάω à la voix active pour la femme, et
sans indication d'un destinataire masculin, est rare; lui est
ordinairement préféré la voix moyenne ou encore le verbe sullambanw.
Comparativement, dans l'hébreu biblique avec la même forme du verbe yéled,
pour lui comme pour elle, était affirmée une même capacité dans
l'engendrement. Ce principe, décelable sous les paroles de l'Ange
Gabriel aurait laissé son empreinte dans la langue grecque du codex de
Bèze.
15 -Pas de
danger qu'il boive !
ou mh suivi du subjonctif, est une formulation prisée par Luc (cf 6,37,
22,18). Jean , fils de prêtre - donc futur prêtre lui-même - selon le
commandement donné à Aaron et à ses fils en Lv 10,9, devait s'abstenir
de boisson fermentée; il allait être au regard de Dieu un
grand-prêtre à en juger par ces mots: il sera grand sous le regard
du Seigneur.
21 en train d'attendre;
le verbe πρόσδεχομαι , à la différence de προσδοκάω choisi
dans les autres témoins scripturaires, signifie non seulement attendre,
mais faire bon accueil. Le peuple, dans son attente même fébrile, était
bien disposé à l'égard de Zacharie.
26 - Or dans le
sixième mois.
[or dans le mois le sixième]
L'ordre des mots n'est pas indifférent; ce sixième mois était celui de
la grossesse d'Elisabeth auquel il était fait allusion au v.24 , puis au
v.36. L'ordonnancement choisi dans les autres manuscrits [or dans le
mois le sixième] correspond à la formulation type adoptée dans la
Septante pour les mois de l'année liturgique qui débute au printemps
(cf. Gn 8,4, Lv 16,29 etc); on en viendrait à confondre le sixième mois
de la grossesse d'Elisabeth avec le mois le sixième de la liturgie. Les
interférences avec la Septante conditionnaient l'écriture de Luc ; même
remarque, mais à l'inverse au v.1, 59.
- Envoyé ... par
Dieu: Ailleurs, la correction de upo en apo
témoignerait d' une rédaction plus tardive (cf. 7,35)
Une ville Galiléenne *
[ ].
[une ville de Galilée du nom de Nazareth]
Nazareth n'est pas mentionnée comme lieu de l'Annonciation dans le codex
Bezae. Marie vécut dans cette ville avec son époux, mais Luc n'avait pas
précisé son lieu d'origine et il se pourrait que l'Annontiation se soit
déroulée dans la ville d'où
étaient originaires les "frères” de Jésus
27 - Ayant pour
prétendant, s'étant promise à
[fiancée officiellement à]
Le participe μεμνησμένην, du verbe μναόμαι n'est pas celui des
fiançailles officielles (Dt 22:25). Il signifie courtisée et se
rencontre dans l'œuvre de Philon d'Alexandrie, où le prétendant (ὁ
μνώμενος) qui commence à courtiser (μναόμαι) se différencie du fiancé
lié par contrat (μνηστήρ , De Agricultura, XXXVI,36 ou 158). Il convient
donc pour une jeune fille courtisée, sans qu'il y ait eu encore de
fiançailles officielles; ce projet constituait la première des trois
étapes du mariage dans les coutumes hébraïques, et portait le nom de
chiddoukhin. Lors de la seconde étape, "érousin", ou fiançailles
officielles, la dot était versée par le jeune homme au père. Précédant
de plusieurs mois la cohabitation avec le mariage proprement dit, cela
donnait lieu entre les deux familles, à un contrat . Les fiançailles
officielles de Marie sont mentionnées, mais à la Nativité seulement
(2,5). Au moment de l'Annonciation, selon le codex de Bèze, l'engagement
n'avait pas encore eu lieu, même si un préalable d'entente existait
entre les deux familles depuis un certain temps (promise est au
parfait). Ce petit "détail" permet d'envisager la liberté de Joseph dans
le plan divin. Le changement du terme avec celui de fiancée pourrait
venir d'une tentative d'harmonisation avec Matthieu pour qui Marie était
déjà engagée officiellement au moment de la conception (Mt1,18). Ce
participe au parfait d'un verbe déponent alors qu'aucun agent n'est
précisé est à considérer, non sous la voie passive, mais moyenne:
Marie s'était promise à Joseph. Cela implique que son vœu de chasteté
était partagé par lui (cf Livre des Nombres, ch 30).
Mariam;
Partout ailleurs, dans le codex Bezae, ce prénom, au
nominatif, est orthographié Maria, et Marian à l'accusatif (2,16).
Mariam est indéclinable; Le codex C comporte la même variante.
Réjouis-toi plénitude de grâce Le Seigneur avec
toi!
C'ette parole pourrait clôturer la prière de Kippour où le fidèle par le
jeûne et la prière communautaire adresse à Dieu une demande de pardon et
de l'inscrire au livre de Vie. On peut se demander si l'Annonciation n'a
pas eu lieu ce jour là et si la salutation de l'Ange Gabriel n'est pas
comme une réponse à la prière de Marie. "Yom Kippour, le jour le plus
saint de l'année, est, d'une certaine manière, l'un des plus heureux.
C'est qu'à Yom Kippour nous recevons ce qui est peut-être le don le plus
sublime de Dieu, Son pardon. Lorsqu'un homme accorde son pardon, il
exprime un sentiment profond d'amitié, d'amour, qui efface dans sa
relation à l'autre les effets du mal subi. Le pardon que Dieu nous
accorde est l'expression de Son amour éternel et inconditionnel. Yom
Kippour est ce jour unique de l'année où Dieu révèle plus clairement
l'unité de Son Essence avec notre âme .Pendant 24 heures les portes du
ciel restent ouvertes et au moment de la Neïla, l'ultime prière, Dieu
apporte Son sceau final au grand livre de la vie." Kipour était alors le
jour où le Grand-Prêtre entrant dans le Saint des Saints prononçait le
tétragramme sacré comme l'évoque ici la parole de l'Ange: "le Seigneur
avec toi!".
28 - Bénie es-tu parmi
des femmes !
Cette bénédiction qui sera reprise par Elisabeth au v.42 est
aussi présente à cette place dans plusieurs autres manuscrits ; rien
n'empêche de la considérer comme originelle. Il s'agit de la bénédiction
même de Dieu sur Marie, une bénédiction qui lui était faite en tant que
femme et propre à rejaillir sur d' autres femmes. Peut-être a-t-elle
disparu des autres témoins scripturaires parce qu'elle semblait
secondaire par rapport à la salutation "Réjouis-toi comblée de grâce"?
31 Tu appelleras son
nom Jésus.
Le nom de Jésus (YH -Sauve) est énoncé dans un contexte de vie.
La racine hébraïque du nom salut a pour synonymes non seulement la
délivrance, l'aide, le secours pour celui qui est aux prises avec un
ennemi, mais aussi le bonheur, la réjouissance, la fête, la bénédiction
de Dieu.
La prérogative d'imposer son nom à l'enfant ne fut pas gardée par Marie,
puisqu'au moment même (2,21), il est rapporté que l'enfant fut "Nommé du
Nom de Lui" sans que soit indiquée la personne qui procéda à cet acte
liturgique; faut-il considérer dans ce passif l'équivalent d' un "passif
divin"?
C'est dans cet interstice laissé par la réflexion lucanienne, que
Matthieu, a suggéré l'ordre adressé cette fois à Joseph, en songe, de
nommer l'enfant. Il a de plus alloué au prénom Jésus une signification:
sauver des péchés (Mt 1,21); mais cette expression n'a pas d'équivalent
strict dans les textes bibliques; elle évoque une parole de la liturgie
racheter des fautes (Ps 130,8 cité en Tt 2,14). Cette analogie a
prédominé dans la spiritualité chrétienne et donné de la notion de salut
un sens très restreint. Bibliogr.:JP Prevost, Sauver, dans Le Monde
de la Bible, mar-avril 2000 p68.
34 - Comment cela sera
puisque je ne connais pas d'homme ?
Orthographe ancienne de epei avec la terminaison i au lieu de
ei, ici comme ailleurs dans le codex Bezae (Mt 18:32, Mc 15:42) , et
d'autres manuscrits (A W C Q).
Cette première phrase de la réponse de Marie détenait une
affirmation déjà habitée de la certitude que cela allait être:
"cela sera"; un verbe, qui lorsqu'il est mis par Luc en exergue en fin
de phrase revêt son sens "existentiel". A cette certitude s'attachait
un questionnement: comment? La justification de cette interrogation
était apportée par la seconde phrase: puisque je ne connais pas
d'homme! Seconde affirmation qui avait de quoi surprendre de la part
d'une jeune fille, dans un contexte culturel et religieux où c'est
l'homme qui épouse la femme et non l'inverse, la femme ne disposant
pas d'elle-même. Le verbe connaître est à l'actif: elle ne faisait pas
part de son état de virginité comme au v.27, mais elle affirmait son
intention vécue en acte de ne pas avoir de relations sexuelles,
puisque c'est le sens du verbe connaître en hébreu. Cette parole comme
la salutation et l'annonce de l'ange , distingue ce récit des
légendes mythologiques souvent mises en parallèle; composées par des
hommes , la violence en est le dénominateur commun, et le
consentement féminin n'y est pas requis. . Le le dialogue de
l'Annonciation, parce qu'il reflète des préoccupations féminines, est
à considérer comme le témoignage même de la protagoniste.
35 - l' engendré
saint.
La règle voudrait la répétition de l'article τὸ devant
l'adjectif épithète ἅγιον puisqu'il n'est pas enclavé entre l'article
et le substantif; comment expliquer cette dérogation?
- τὸ γεννώμενον est un participe substantivé désignant l'enfant à
naître, l'embryon ( cf. Hérodote 1,108) et l'adjectif ἅγιον est à
considérer comme son attribut avec omission du participe “étant” comme
en Lc 1,49.
32 - Il sera appelé Fils du Très-Haut.35
- L’engendré saint, sera appelé Fils de Dieu.
Les deux expressions étaient- elles équivalentes?
Elles se retrouvent toutes deux dans le document 4Q246 de Qumrân:“Il
sera appelé Fils de Dieu, ils l'appelleront Fils du Très-Haut.”
désignant peut-être Antiochus V Eupator, fils d’Antiochus IV qui se
considérait comme “épiphanie” d’Apollon, exerçant un rôle non
seulement royal mais semi-divin.
en Lc 1 32 - Il sera appelé Fils du Très-Haut a pour sujet
Jésus, YH-Sauve c’est à dire YHWH dans son action de salut
reconnaissant en Jésus son fils. L’expression est un “passif divin”,
où YHWH est auteur de l’action : avec le trône de David Jésus recevait
du Très-Haut sa fonction royale.
En Lc 1:35 - sera appelé Fils de Dieu. a pour sujet “l’engendré”,
qualifié de “Saint”, un terme fréquent dans les textes de la Mer Morte
désignant soit les prêtres soit les consacrés membres de
l'assemblée, :
"Col 3, 22 : Paroles des bénédictions de l'Inst[ructeur , pour bénir]
les Fils de Sadoq, les prêtres élus par Dieu pour garder son alliance
à [jamais]...25 Que le Seigneur vous bénisse de sa [sain]te [demeure],
qu'il vous place comblés d'honneur au milieu des 26 Saints; [qu'il
re]nouvelle pour vous l'alliance [éternelle] du sacerdoce...Col422 Il
vous a élus 23 et pour vous placer à la tête des Saints et par vous
bé[nir] par votre main les hommes du conseil de Dieu...Puisse-t'il
vous établir comme saints parmi son peuple."1Q28b/1QSb.
C’est à la fonction sacerdotale du messie que renverrait cette parole
de l’Ange. Marie était prise sous l’ombre de l’Esprit Saint de la même
manière que la Shekina couvrait la tente, la demeure du Très-Haut; le
titre Fils de Dieu renvoie à la fonction sacerdotale du Messie (cf
21:8 et 22:70; Hebr 4:14).
37 Ne sera pas
sans puissance toute parole de la part de Dieu.
[Ne sera pas sans puissance auprès de Dieu toute parole]
Toute parole est à la place médiane, et la préposition para commande
un génitif; para tou qeou signifie, d'auprès de Dieu, plus
littérairement, de la part de Dieu; cette formulation retranscrit avec
exactitude l'hébreu correspondant:est-ce que serait sans puissance de
la part de Dieu une parole? (Gn 18,14). Le proverbe rien n'est
impossible à Dieu, est une lecture interprétative de ces versets. Dès
le premier chapitre de la Génèse Dieu n' était-il pas présenté comme
agissant non point directement, mais par sa parole? Partie des autres
manuscrits avec para et le datif ont simplement recopié la Septante,
Gn 18,14. (sur para accompagné d'un datif, cf. note18,27
38 -Voici l'esclave du
Seigneur. Qu'il soit à moi selon ta parole!
Ces paroles ne témoignent pas d'une volonté d' effacement car en se
disant "l'esclave du Seigneur", Marie revendiquait son inscription dans
la lignée des trois grands personnages bibliques qui eurent droit au
titre d' "esclave du Seigneur ", Moïse, Josué et David (Dt34,5;Jos
24,29;Ps 36,1; l'expression semble leur avoir été réservée, mis à part
l'anonyme d'Is 42,19). Beaucoup à l'image de Job (Jb1,8) furent reconnus
par Dieu pour ses serviteurs ou ses esclaves; mais le titre "esclave du
Seigneur" resterait un privilège. Le daignerait-on à Marie? C'est bien
le terme doulè = l'esclave qui a été choisi pour elle , peut-être sur
l'exemple de Anne en1S1,11, alors que pour la femme s' emploie
généralement paidiskè, la servante. La phrase qui vient à la suite
n'a pas moins de force:l'optatif genoito recouvre le verbe être en
hébreu selon l'exemple de 1R8,57: Que le Seigneur notre Dieu soit avec
nous! Un rapprochement avec Gn1,3 est également parlant: que lumière
soit! Marie se plaçait au niveau de l'Etre; c'est pourquoi la
traduction "qu'il me soit fait selon ta parole" est peu judicieuse.
40 - Elle salua
Elisabeth. 41 - Et il advint, ,comme elle avait entendu la
salutation de Marie, elle, Elisabeth, que bondit dans le sein
d'Elisabeth son enfant et fut remplie d'Esprit Saint Elisabeth.
Elisabeth, le nom de la mère de Jean, est répété une quatrième fois en
l'espace des deux versets; singulière insistance! Elisabeth, en hébreu
Eli-Sheva peut se comprendre "mon Dieu tient promesse"; sheva est
aussi le chiffre sept, celui de la plénitude; avec la prononciation
séba , le même terme signifie rempli, comblé; il est en effet ajouté
qu' Elisabeth fut comblée d'Esprit Saint (comme Nephtali que son père
souhaitait voir comblé de faveur, Dt 33,23). Appréhendé en hébreu ce
verset présente donc une récurrence démonstrative du terme shéva
-séba, et ce, en lien avec l'Esprit Saint. Ce jeu sur la racine des
mots ne viserait-il pas à mettre en relief l'accomplissement de la
promesse divine faite au v.15 "et d'Esprit Saint il sera comblé dès le
sein de sa mère" ? Si la promesse avait été faite au père concernant
son fils, dans sa réalisation elle comblait aussi la mère comme le
fils en raison de la communion qu'ils vivaient.
Le prénom d'Elisabeth apparaît neuf fois dans ce premier chapitre ,
2 fois au début , puis sept fois à partir de la promesse de l'ange
Gabriel à Zacharie; un rapprochement est à faire avec les coutumes qui
voulaient que les serments soient confirmés sept fois. Zacharie lui
aussi a été nommé neuf fois en tout dans cet évangile, selon un
équilibre savamment respecté entre l'homme et la femme.
42 Et elle
s'exclama d'une voix forte.
Luc réserve le terme phonê, la voix, aux humains (23,46), et kraugh,
le cri, (cri du corbeau) plutôt aux esprits démoniaques (cf
4,35,19,40, 23,21).
43 -.La mère de
mon seigneur.
Le tétragramme hébreu YHWH, rendu en grec par le substantif o kurios =
Le Seigneur, n'est jamais accompagné d'un pronom possessif ou
personnel. En s'adressant à Marie comme à la "mère de mon seigneur",
Elisabeth ne saluait pas en elle la mère du Seigneur Dieu; le terme
seigneur est à prendre ici dans son sens courant, maître, souverain.
Peut-être discernait-elle en Marie la mère du Messie attendu, et dans
la lignée de David (Michée 5,1-3), et dans la lignée d'Aaron (Nb
25,12-13; 1M2,54; Si45,24). La formulation du verset est à comparer
avec le v.1 du Psaume 110,1 où "mon seigneur" dit par David s'adresse
au Messie (cf. note sur Lc 21,41-44).
47 mon
esprit a exulté en Dieu;
[mon esprit a exulté à propos de Dieu].
La préposition en est une constante dans la spiritualité lucanienne,
que ce soit la prière à l'intérieur de l'âme, l'âme vivant en Dieu et
Dieu en elle.
50 - Son amour
envers la génération des générations!
[Son amour envers des générations et des générations] Cette
expression avec un féminin singulier suivi d'un génitif pluriel
n'apparaît qu'une fois dans la Septante (où elle est fréquente, mais
toute au pluriel); elle recouvre l'hébreu dor dorim, un masculin
singulier suivi d'un masculin pluriel; cette expression se rencontre
trois fois dans la Bible hébraïque (où , par ailleurs elle est très
présente, mais au féminin dor dorot):
Psaume 102 (Septante 101), v.25 : "Mon Dieu ne m'enlève pas au
milieu de mes jours! Dans la génération des générations, Tes années".
Cette génération au singulier, semble désigner la génération à venir,
qui risquerait de ne pas être si les jours du psalmiste étaient
réduits de moitié, le psalmiste se faisant ici l'écho du peuple dans
son entier. Cette génération serait celle du Messie promis.
Le Psaume 72, 5 de la bible hébraïque, en est une élégie: "Qu'ils te
craignent avec le soleil et à la face de la lune, génération des
générations!" Le roi qui était annoncé serait le fruit béni des
générations.
La même expression est dans l' hébreu d'Isaïe 51,8 : "et ton salut
envers la génération des générations."
Sur les lèvres de Marie, cette génération à venir, au singulier (un
masculin en hébreu), qui pouvait-elle désigner? N'était-ce pas le fils
qu'elle portait en son sein? Ce serait l'unique allusion faite dans le
Magnificat à sa maternité nouvelle. Une allusion, non des
moindres, faite dans la langue poétique de la liturgie. Cette
génération des générations annoncçait l'humain des humains, le Fils de
l'homme en quelque sorte.
Il convient de respecter un point après générations pour clore un
paragraphe commencé dès le v.48 sur ce thème là (il réapparaît à la
fin du cantique dans cet autre mot semence, qui est au singulier, et à
propos duquel justement, Paul apportait un développement en Ga 3,16).
Un nouveau paragraphe commence alors sur ce que réalise le Seigneur
pour ceux qui le craignent: il jette des puissants de leur trône,
élève des humiliés, etc. Cette action ne serait pas à lire comme un
absolu, mais comme un agir de Dieu envers ceux qui le craignent; pour
celui qui le craint, Dieu anéantit des puissances qui à l'intérieur de
son âme étouffent l' humanité.
Bibliogr.: R. Buth, Hebrew pœtics tenses and the Magnificat, dans
Journal for the study of the New Testament, Sheffield, 1984, 21,
p.67-83.
59 -*[dans] le jour le
huitième.
Le codex de Bèze n'a pas la préposition dans ; avec le seul datif il
donne une date précise, le huitième jour après la naissance de
l'enfant; avec l' article devant le chiffre huit, il suit ici
strictement la Septante sur Lv 12,3, qui s'applique au rituel
liturgique des huit jours prescrits pour la circoncision. Aussi la
préposition dans apparaît-elle comme une surcharge.
60 - Il sera appelé
de son nom Jean.
[Il sera appelé Jean]
Redondance visant à mettre en relief la spécificité du nom Jean, qui
signifie en hébreu grâcié de Dieu . Jean recevait son nom ( le terme
est alors à l'accusatif) de sa vocation particulière, à la différence
de ce nom patriarcal (au datif) communiqué de père en fils; Cette
différentiation entre l'accusatif et le datif est propre à Luc dans le
codex Bezae ( cf note sur
24,17).
Bibliogr.: G. Mussies, Comment on choisissait le nom de l'enfant
dans l'Antiquité. L'arrière plan historique de Luc 1, 59-63, dans
Nederlands Theologisch Tidschrift, 1988, 42-2, p.114-25.
63 -Il écrivit
"Jean est le nom de lui" -64 - et aussitôt sa langue fut déliée. Aussi
tous s'étonnèrent. Alors sa bouche fut ouverte ... [63 -Jean est
un nom de lui; et tous s'étonnèrent; 64 - alors sa bouche fut ouverte
aussitôt, et sa langue, et il parlait ...]
En donnant le nom de son fils, Zacharie écrivait étymologiquement: “YHW
fait grâce”, rendant plus sensible que dans la vocalisation, la présence
divine dans le nom Jean. L'entourage fut dans un étonnement admiratif de
ce qu’ils lisaient sur la tablette d’autant qu’au même moment, sa langue
se déliant, Zacharie retrouva l’usage de la parole. La refonte du verset
donnait à entendre que Zacharie avait énoncé le nom de son fils au
moment où il l’écrivait.
- Et aussitôt: l’adverbe grec παραχρῆμα
indique la coïncidence ou la simulltanéité de deux actions qui,
survenues en même temps, sont considérées comme un signe;
παραχρῆμα accompagne l’intervention divine arrivant de manière
impromptue et terrifiante (Is 29:5, 48:3). Luc aurait repris
consciemment cet adverbe pour l’adapter à son évangile et manifester
l’infléchissement de l’intervention divine vers la grâce, tant dans ce
tout premier épisode qu’ à travers les guérisons intervenues suite
à une parole ou un geste de Jésus18 Ici , l’adverbe souligne
le moment où, confirmant le nom de Jean, Zacharie retrouvait la parole
selon le signe donné par l’Ange en 1:20.
- Le nom de lui : la présence de l'article ne laisse pas de
possibilité à un second nom dont Jean aurait pu bénéficier parallèlement
selon l'usage, un homme recevait jusqu'à trois noms: celui donné par son
père et sa mère, celui donné par les autres gens - son surnom- et celui
prédestiné par les Cieux
(cf Commentaire du Midrash Rabbah sur Ecclesiaste, 7:3). Le nom donné
par sa mère et confirmé par son père rejoignait sa vocation à manifester
que “YH fait grâce”. Son surnom “Le Baptiste” lui fut donné par ses
disciples (cf Lc 7,20).
66 - Dans leurs cœurs.
Un pluriel dû à un septantisme (cf. Ps 22,27) et qui revient en 5,21D
68 - Il a
visité et fait un rachat pour son peuple.
Visiter signifie également dénombrer; lors des dénombrements du
peuple, chaque Israélite devait "racheter" sa vie en payant une taxe.
Dans son cantique, Zacharie remerciait Dieu qui avait accompli
lui-même ce rachat. Faut-il penser que le recensement, dont il est
question en 2,2, n'aurait été accompagné d'acun prélèvement
obligatoire comme le prévoyait la Loi? (cf Ex 30,12).
76-78- Tu
marcheras en avant devant la face du Seigneur...grâce aux entrailles
d'amour de notre Dieu dans lesquelles nous a visités...
[ Tu marcheras en avant devant le Seigneur...grâce aux entrailles
d'amour de notre Dieu dans lesquelles il nous visitera]
Le petit enfant Jean , était appelé à passer devant, ou en avant de
la face du Seigneur. La face du Seigneur qu'on ne pouvait pas voir (Ex
33,23), et qui se dressait contre le méchant (Ps34(35)17); la face de
Dieu que Jacob néanmoins estimait avoir affrontée (Ex33,10), la face
du Seigneur que l'on prie dans le Sanctuaire (1S1,22, 2,18...). La
face du Seigneur serait ici une prophétie sur la personne de Jésus
annonçant les versets 7,27 et 9,51.
Il nous a visités, comme au v.68 le verbe est au passé. Exaltant les
entrailles d'amour, Zacharie ne faisait-il pas allusion à la naissance
de son fils Jean et à Jésus déjà présent dans le sein de Marie? Dieu
ne les avait-ils pas visités dans les entrailles maternelles? Par
contre avec le verbe au futur, Il nous visitera , la pensée s'oriente
vers une manifestation promise pour l'avenir.
Bibliogr.: F. Manns, Une prière juive reprise en Luc 1,68-69, dans
Ephemerides Liturgicae 1992, 106-2, p.162-66. L'auteur établit un
parrallèle avec le Shemone Esre dans la version babylonienne, plus
longue que la version palestinienne. Proximité par rapport au milieu
hébraïque notamment liturgique. Dans le même sens, M. Fishbane, form
and reformulation of the biblical priestly blessing (Nb 6, 23-27),
dans Journal of the American Oriental Society, New Haven, 1983, 103-1,
p.115-21.
78 - 79 - Orient
d'en Haut pour apparaître lumière.
L'hébreu tzémah
, souvent traduit un peu maladroitement par germe ou rejeton, a été
rendu en grec par ἀνατολὴ, une image du soleil levant (l'Orient),
notamment dans le livre du prophète Zacharie où ἀνατολὴ est un
attribut du Messie (Za 6,12-13) ; le grand-prêtre Josué (en grec Ihsou)
y est lui-même cet ἀνατολὴ , celui que Dieu fait sortir (germer) ,
s'élever d'entre les hommes comme son Messie. Au moment où il allait
être sacré roi, il n'était pas seul , mais assisté d'un autre prêtre; et
tous deux témoignaient, entre eux,d'une entente pacifique (shalom).
L'allusion à l'ἀνατολὴ, faite
dans son cantique, par Zacharie le père de Jean Baptiste, est riche de
ces différents sens. Dans le codex de Bèze cet ἀνατολὴ est renforcé par
la beauté de φῶς la lumière. Or le grec φῶς au nominatif, a deux
significations : la lumière d'une part, l'humain d'autre part qui
est un synonyme d'ἀνθρώπος.