Irénée de Lyon et l'ancêtre du Codex Bezæ
En citant les Évangiles, Irénée s'est servi du texte courant à son
époque et déjà homologué, le texte dit Alexandrin (TA).
Adversus Haereses, cit Mt 3.15-17; Oxyrhynchus405

Néanmoins,
des
points de contact entre son œuvre et le texte gardé par le codex Bezæ se
détectent ici et là ; éparses et courts, ils portent sur le vocabulaire,
une expression, un certain ordre des termes, une forme grammaticale ou
le choix de tel ou tel cas.
Cela suffit-il à établir une dépendance entre ce texte et les
œuvres de l'évêque de Lyon ?
Si Irénée en avait été familier lorsqu'il vivait dans la province
d'Asie, des éléments pouvaient revenir à sa mémoire, qu'il y ait ou non
prêté attention, et se glisser à l'intérieur de ses citations. Il disait
lui-même qu'il se souvenait avec une intensité particulière de ce qu'il
avait vécu et entendu là-bas (cf Eusèbe. HE V.20.7).
Ses emprunts les plus significatifs au texte transmis par le manuscrit
D(05) sont ceux du “décret apostolique” du chapitre XV des Actes des
Apôtres. Son traité “Adversus Haereses” présente en commun avec lui la
règle d'or, l'appel à se laisser guider par l'Esprit Saint, et
l'absence de la recommandation sur les viandes étouffées.
Actes XV Codex Bezæ (D05)
|
Irénée Adversus Hæreses |
Texte Alexandrin (NA28) |
15.20a(D05,gig,Tert,Aug,Ambr,
Ephr.)
ἀλλὰ ἐπιστεῖλαι αὐτοῖς τοῦ ἀπέχεσθαι τῶν ἀλισγημάτων τῶν
εἰδώλων καὶ τῆς πορνείας [...] καὶ τοῦ
αἵματος. |
AH III, 12.14 (Ir1739mg.lat)
Sed praecipiendum eis, uti abstineant a vanitatibus
idolorum et a fornicatione
[...]
et a sanguine |
15.20a
ἀπέχεσθαι τῶν ἀλισγημάτων τῶν εἰδώλων καὶ τῆς πορνείας καὶ
τοῦ πνικτοῦ
καὶ τοῦ αἵματος. |
15.20b
καὶ ὅσα μὴ θέλουσιν ἑαυτοῖς γίνεσθαι ἑτέροις
μὴ ποιεῖτε.
Lat et quae uolunt non fieri sibi
aliis ne faciatis . |
AH III, 12.14
et quaecumque nolunt sibi
fieri aliis ne faciant |
15.20b
[...] |
15.29a
( & 21.25 )
ἀπέχεσθαι εἰδωλοθύτων καὶ αἵματος [...] καὶ
πορνείας·
|
AH III, 12.14 ( Ir1739mg.lat)
ut abstineatis ab idolothytis et sanguine
[...] et fornicatione
|
15.29a (&21.25)
ἀπέχεσθαι εἰδωλοθύτων καὶ αἵματος καὶ πνικτῶν
καὶ πορνείας·
|
15.29b
καὶ ὅσα μὴ θέλετε ἑαυτοῖς γίνεσθαι ἑτέρῳ μὴ
ποιεῖν
Lat: et quaecumque non uultis uobis fieri alii ne feceritis
|
et quaecumque non uultis
fieri uobis alii ne faciatis
|
[...] |
15.29c D05, l, 1739c φερόμενοι
ἐν τῷ ἁγίῳ Πνεύματι |
(Ir1739mg.la)
ambulantes in Santo Spo |
[...] |
À la différence des autres emprunts faits, "accidentellement" par Irénée
à l'ancêtre du codex Bezæ, ceux-ci sont clairement intentionnels, car
ils sont liés à l'essence du décret apostolique.
Il s'agissait en fait d' une lettre adressée par les Apôtres aux
communautés dispersées en monde grec, et par laquelle ils recommandaient
aux chrétiens de s'abstenir :
- de la pollution des idoles,
- de la fornication,
- du sang ( c'est à dire du meurtre).
Ce sont là les trois recommandations (les plus essentielles de la “Loi
de Noé”) émises à l'intention des incirconcis qui fréquentaient la
Synagogue et les seules imposées à un Juif en temps de persécution (cf.
Talmud Babli : Shabbat 7b; Sanhedrin 74a).
Or, le Texte Alexandrin comporte une quatrième recommandation:
s'abstenir de viandes étouffées, vraisemblablement de viandes qui
n'avaient pas été vidées de leur sang. Cette prescription ajoute une
observance de caractère rituel et rompt avec l'esprit purement moral du
décret. Elle se retrouve dans l'ensemble des manuscrits à l'exception du
codex Bezæ, de quelques témoins grecs et latins des citations d'Irénée
et d'un certain nombre des Pères de l'Église : Tertullien, Ambroise,
Augustin, Éphrem, Cyprien, Pacôme.
Cette prescription visait à interdire de boire le sang animal support
de la vie, énoncé en Gen 9.4; elle fut longtemps observée par les
Chrétiens (cf. Tertullien Apol IX.14). Elle a pu être ajoutée au décret
apostolique, à une date très ancienne, notamment pour favoriser la
commensalité entre les communautés et notamment avec les
judéo-chrétiens.
Éleuthère qui était évêque de Rome de 175 à 189 émit un décret,
gardé par le
Liber Pontificalis, où il recommandait de ne
considérer impur aucun aliment :
“ Il est à nouveau affirmé
qu'aucune nourriture n'est à rejeter par les Chrétiens, en particulier
les fidèles, puisque Dieu en est le créateur ; à condition toutefois
qu'elle soit raisonnable et comestible.” Le sang animal se
trouvait forcément concerné par cette recommandation. Aussi, en citant
le décret apostolique, sans l'interdit des viandes étouffées, Irénée,
dans son traité contre les Hérésies, justifiait la recommandation
d'Éleuthère. D'ailleurs il s'était rendu à Rome auprès de lui en 177 et
était entré dans la discussion avec les Judéo-Chrétiens. En citant le
texte gardé par le codex Bezæ il mettait bien en relief son caractère
essentiellement moral et spirituel avec ces phrases ignorées du Texte
Alexandrin :
- Ne pas faire à autrui ce que l'on ne voudrait pas qu'il nous soit
fait (la règle d'or d'Actes 15.20b et 29b)
1.
- l'invitation à se laisser conduire dans l'Esprit Saint (Ac
15.29c).
En gardant au verset 24 une phrase présente dans quelques manuscrits
des Actes et issue du verset 5 sur la circoncision et l'observation de
la loi, Irénée relevait bien l'opposition des Apôtres à imposer des
prescriptions légalistes aux païens. En ajoutant l'expression «
secundum
me » à κρίνω /
iudico au verset 19, il orientait le
sens de ce verbe vers
émettre une opinion, estimer que, au
lieu de
juger, décréter qui en est le sens premier.
Omettant les versets 21-22 qui s'intercalent entre le discours de
Jacques et la décision prise par l'assemblée, il leur substituait «
omnes
consensissent» affirmant ainsi que tous consentirent à la
proposition de Jacques qui n'avait pas imposé sa décision mais avait
émis un simple avis. En rajoutant «
nostram sententiam» au
verset 27, il manifestait que cet avis correspondait à la décision même
de l'assemblée des apôtres.
Ainsi le choix des citations, les omissions et les ajouts personnels
d'Irénée formaient un ensemble cohérent tendant à manifester l'unité
des Apôtres autour des règles essentielles (qui ne pouvaient être
amoindries par des considérations sur la nourriture). Comme ces choix
étaient volontaires et conscients, il y a tout lieu de penser qu'Irénée
s'appuyait sur un ancêtre du codex Bezæ qui se trouvait directement à sa
portée lorsqu'il vivait à Lyon. Il pouvait s'y référer quand il le
souhaitait et ainsi se justifier auprès de ses contradicteurs ; sinon
quelle autorité aurait-il pu invoquer ?
Et c'est encore à Lyon que ce manuscrit (sur papyrus ?) fut
préservé puisque c'est encore là, à la fin du IV
eme siècle,
qu'un copiste le reproduisit sur velin, constituant le codex Bezæ, ce
qu'est venu confirmer l'analyse des encres utilisées pour sa
restauration au IX
eme siècle dans l'atelier Lyonnais du
diacre Florus. Si plusieurs autres provenances ont été envisagées par
des spécialistes anglophones et proposées comme le Liban, la Sicile,
l‘Italie, l‘Égypte ou encore Constantinople c'est pour parer à
l'éventualité d'une revendication par la Ville de Lyon à détenir et
conserver cette pièce de son patrimoine.
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1 Jésus avait renouvelé dans le sens positif de “faire”
la règle d'or énoncée dans le sens négatif “ne pas faire” qui, dans le
Judaïsme, est attribuée à Hillel ; paradoxalement, en Actes XV 20 &
29, elle fut citée selon Hillel. Ce n'est pas Irénée qui prit
l'initiative de l'y intégrer comme a pu le suggérer Barbara Aland,
puisqu'elle figure dans de nombreux autres manuscrits des Actes.
Adjointe aux trois recommandations de la loi de Noé, elle a constitué
avec elles le condensé de la loi morale attendue des Juifs dans les
périodes de persécutions et des non-Juifs. Sous cet angle de vue elle
s'intègre parfaitement au décret apostolique et ne correspond pas à un
ajout tardif mais bien au texte originel. Et si la tradition l'a
éliminée des autres manuscrits, c'est peut-être parce qu'elle
représentait une régression par rapport à son énoncé positif par Jésus.